L’Allemagne au prisme des albums de jeunesse
L’exemple de la série ALLES des éditions
Klett-Kinderbuch

- Alexa Craïs
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Fig. 9. A. Tuckermann, T. Schulz, Alle da!, 2014

Fig. 10. A. Tuckermann, T. Schulz, Alle da!, 2014

Fig. 11. M. Osberghaus, A. Kuhl, Alles lecker!, 2019

Fig. 12. M. Osberghaus, A. Kuhl, Alles lecker!, 2019

Fig. 13. F. Gehm, H. Klein,
Hübendrüben, 2020

Une Allemagne trop belle pour être vraie ?

 

Comme nous l’avons déjà relevé au sujet des familles, les albums de cette série, même s’ils souhaitent participer à un développement harmonieux du vivre-ensemble, n’échappent pas à un certain idéalisme. Ainsi, Alle da! tout comme Alles Familie! [26] mettent en avant la pluriculturalité offerte par la diversité des populations vivant sur le même territoire et construit en un sens l’utopie d’une coexistence harmonieuse. La symétrie entre ses deux pages l’illustre (figs 9 et 10). Des familles unies, souriantes, dessinées dans des couleurs douces sont présentées dans un environnement propre, idéal et sécurisant.

L’avant-dernière double page, sans texte, donne à voir également cette idée en montrant une scène urbaine ensoleillée, où de multiples personnages, souriants, d’origines différentes, sont saisis dans leur quotidien en interaction avec d’autres personnages : la diversité culturelle et linguistique ne semble pas constituer un frein à la communication ni au vivre ensemble. C’est certainement cette association entre un sujet grave d’actualité et son traitement à la fois documentaire, didactique et résolument optimiste qui explique le plébiscite de cet album « peu dérangeant ». Une autre raison pourrait être une prise de risque moindre tant dans le format choisi que les illustrations explicites et accessibles.

Ces albums représentent ce faisant une société allemande homogène, normée, idéalisée, stylisée, sans aspérité et qui inclurait l’altérité. Néanmoins, si l’on se penche sur deux autres albums de notre corpus, il est possible de les interroger pour savoir si en creux, il n’y aurait pas plus une volonté d’assimilation de l’autre par l’adaptation plutôt que par l’inclusion.

Dans la lignée d’une éducation fondée, comme précédemment indiqué, sur la non-ingérence, une autre caractéristique de la culture allemande se manifeste : la Freikörperkultur [27] visible surtout dans les vestiaires sportifs où les pratiquants déambulent généralement nus. L’album Überall Popos [28] [Partout des cuculs] l’illustre bien. Il s’inscrit tout à la fois dans la culture d’intégration, d’inclusion de soi et des autres, l’acceptation de tous les corps sans a priori. Toutefois, il tend à omettre la demande de certaines femmes issues de l’immigration d’avoir des horaires pour elles de ne pas être obligées de se déshabiller et se montrer nues devant les autres [29]. En ce sens, il participe également en un mouvement d’assimilation par adaptation de certaines pratiques sociétales.

L’album Alles lecker! [Tout est délicieux !] offre la même double lecture : inclusion et assimilation. Certes, l’album va faire référence à d’autres coutumes alimentaires d’autres pays mais on notera que sur la mise en page de la première double page, il est fait d’emblée référence à la viande de porc, base de la cuisine allemande (fig. 11). On relèvera également la place de l’enfant allemand, trônant au bout de la table et présentant un petit-déjeuner très copieux à base de charcuterie, fromage comme il est traditionnellement servi dans les pays germanophones. On peut se demander si tous les enfants allemands l’ont quotidiennement et s’il est si typique (fig. 12).

Un dernier album vient appuyer notre hypothèse de montrer une image homogène, non dérangeante de l’Allemagne contemporaine : Hübendrüben. Als deine Eltern noch klein und Deutschland noch zwei waren [D’un côté comme de l’autre. quand tes parents étaient encore petits et que l’Allemagne était coupée en deux]. Il s’agit d’un récit qui illustre l’histoire des deux Allemagnes (1949-1989). Il vise certes un lectorat jeune dont les familles peuvent être originaires de l’Est ou de l’Ouest mais la peur de heurter les sensibilités amène à lisser, gommer toute aspérité et la vie des deux côtés du Mur est mise sur le même pied. Or, il n’en est rien (fig. 13). Cet album a le même format que les autres de la série, il offre les mêmes couleurs harmonieuses, le style de la narration est léger. Toutefois, il est proposé un parallèle entre les deux Allemagnes qui est discutable. Tous les Allemands de l’Ouest ne possédaient pas une Golf et peu d’Allemands de l’Est avaient une Trabant. Même si les auteurs ne passent pas sous silence certaines réalités historiques (les gens assassinés ou décédés alors qu’ils fuyaient la RDA), la vie, par le jeu des couleurs pastel dans les illustrations, apparaît aussi douce et paisible des deux côtés du Mur.

 

Pour conclure

 

Dans un premier temps, il convient de souligner que le gouvernement allemand a mis sur pied une politique d’intégration par l’éducation qui s’axe autour de l’apprentissage, la reconnaissance des acquis de l’expérience, l’accès à la culture dans les villes d’accueil et l’acquisition réelle de la langue allemande [30]. Pour parvenir à parler allemand rapidement, les intervenants adaptent leur enseignement au public. En ce qui concerne les jeunes enfants de réfugiés, des applications ont été développées, des sites en ligne, une meilleure formation des professeurs et des programmes comme Lesestart für Flüchtlingskinder [L’ABC de la lecture pour les enfants de réfugiés] [31] qui promeut avant tout la lecture à voix haute à partir d’albums de jeunesse faite par un adulte ou un pair germanophone. Les enfants doivent pouvoir s’identifier et mieux comprendre le pays qui les accueille. J’ai au cours de mon analyse mis en lumière l’importance du lectorat et de l’usage fait de l’album en Allemagne. Il est avant tout un outil au service d’une politique d’intégration qui entend ne pas dévaloriser le pays quitté et fait ressortir positivement les valeurs du pays d’accueil. Les albums de jeunesse des éditions Klett-Kinderverlag et plus particulièrement de la série ALLES poursuivent un objectif remarquable d’éducation et d’encouragement à la lecture. Ils n’échappent pas cependant à certaines critiques esthétiques et politiques. Par un usage agréable des couleurs, des polices d’écriture, un format conventionnel, ils ne provoquent pas de questionnement et se lisent sans peine. Par ailleurs, ils ne reflètent que partiellement la diversité réelle de la population allemande actuelle. L’intégration, maître mot de la politique du vivre ensemble, apparaît finalement plus pour les individus qui divergent d’une norme implicite comme une capacité d’adaptation à une normalité. Cette dernière étant représentée de manière très homogène tant dans la représentation des origines que dans la manière de vivre.

 

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[26] Alexandra Maxeiner, Anke Kuhl, Alles Familie!, Op. cit.
[27] Michael Andritzky, Thomas Rautenberg (éds.), « Wir sind nackt und nennen uns Du ». Eine Geschichte der Freikörperkultur, Giessen, Anabas, 1989 ; Michael Grisko (éd.), Freikörperkultur und Lebenswelt. Studien zur Vor- und Frühgeschichte der Freikörperkultur in Deutschland, Kassel, Kassel Uni Press, 1999 ; Bernd Wedemeyer-Kolwe, «Der neue Mensch». Körperkultur im Kaiserreich und in der Weimarer Republik, Würzburg, Könighausen und Neumann, 2004.
[28] Annika Leone, Bettina Johansson, Überall Popos, Leipzig, Klett Kinderbuch Verlag, 2020.
[29] Özkan Ezli, « Der Burkini und die Frage des gesellschaftlichen Zusammenhalts », dans BdW Blätter der Wohlfahrtspflege, 2019, vol. 166, n° 5, pp. 186-190.
[30] Voir l’article « Flüchtlinge durch Bildung integrieren » sur le site du Bundesministerium für Bildung und Forschung (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).
[31] Voir le site Lesestart (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).