L’Allemagne au prisme des albums de jeunesse
L’exemple de la série ALLES des éditions
Klett-Kinderbuch
- Alexa Craïs
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Fig. 1. Demandeurs d’asile selon le genre
et l’âge, 2019
Fig. 2. A. Leone, B. Johansson, Überall
Popos, 2020
Fig. 3. K. Boie, M. Hassanein, J. Birck, Bestimmt wird
alles gut, 2016
Fig. 5. T. Székessy, 3 Kinder und
ein Tag, 2016
Fig. 6. W. Holzwarth, L. L’Arronge, ABC – Im Klo stand
mal ein Reh, 2016
Fig. 7. A. Maxeiner, A. Kuhl, Alles Familie!, 2010
Alors que la France accueille en 2015 et 2016 un peu plus de 160 000 demandeurs d’asiles et 273 000 « réfugiés » [5], l’Allemagne en a presque le double (2 200 000 demandeurs d’asile et près de 1 000 000 de réfugiés et l’Autriche autour de 300 000 [6]). La part de jeunes gens dans la population de réfugiés en Allemagne est conséquente. Depuis 2015, le nombre a considérablement chuté pour passer à une moyenne de 160 000 en 2019 [7]. De toutes ces données, le chiffre le plus frappant est sans doute que la majorité de ces nouveaux arrivants sont mineurs [8] ce qu’un graphique illustre bien (fig. 1).
La question éducative est très vite apparue comme centrale d’autant plus que près de 80% des entrants n’ont aucune formation [9]. En nous concentrant sur la politique d’accueil mise en place, nous constatons que les mesures liées à l’éducation et à l’apprentissage de la langue allemande jouent un rôle-clef. En 2016, l’Allemagne a dépensé 18 milliards d’euros dans l’accueil des réfugiés. Cette somme correspond aux frais engagés pour loger et nourrir les réfugiés sans emploi et avec peu ou pas de ressources, mais également pour assurer des cours d’intégration, financer des formations scolaires et professionnelles [10]. Les coûts engendrés pour intégrer ces nouveaux arrivants ont été budgétés et la plus forte part des financements est dédiée à des cours appelés « Orientierungskurs » (cours d’orientation). En effet, alors qu’en France, il est attendu dans le cadre du Contrat d’intégration républicain un niveau A1 en maîtrise de la langue française [11] après une centaine d’heures dispensées (200 heures maximum si la personne ne sait ni lire ni écrire), un réfugié en Allemagne doit obligatoirement suivre 700 « unités de cours » (« Unterrichtseinheit ») de 45 minutes pour atteindre un niveau B1. En revanche, l’accueil des élèves allophones dans les classes est assez semblable dans le sens où ils transitent par des classes relais (« Sprachlernerklasse » / unité pédagogique pour arrivants allophones) et intègrent peu à peu des classes régulières. Toutefois, la différence dans les financements reste forte et s’explique peut-être par le fait qu’il y a en France peu de supports spécifiques alors que dans les pays germanophones, il a fallu répondre à une volonté institutionnelle. On peut ainsi noter de la part de toutes les maisons d’édition scolaire allemandes une spécialisation des ouvrages scolaires pour l’apprentissage de l’allemand comme langue étrangère (« Deutsch als Fremdsprache ») avec des manuels spécialement destinés aux réfugiés et demandeurs d’asile (« DaF für Flüchtlinge und Asylsuchende »).
Dès 2015, la société mère Klett s’est engagée dans la « culture de bienvenue » en étant entre autres partenaire officiel de l’initiative « Wir Zusammen Integrationsinitiativen der deutschen Wirtschaft » (« L’économie allemande solidaire pour réussir tous ensemble l’intégration ») [12] de la fondation Ralph & Judith Dommermuth, qui regroupe de grands groupes industriels et l’Etat allemand, et vise à intégrer le plus vite possible les réfugiés dans le monde du travail, en particulier par une appropriation rapide de la langue. On relève également une utilisation forte des albums de jeunesse dans les actions mises en place par les organismes d’Etat à l’attention des jeunes enfants étrangers, aussi bien pour une lecture plaisir au sein des bibliothèques, dans des maisons de la culture, dans les familles, que dans une perspective d’apprentissage dans les crèches et les écoles et une transmission des normes et valeurs propres à la société allemande.
Le cas de la maison Klett Kinderbuch est particulièrement intéressant. Son catalogue comporte-t-il des ouvrages répondant à une demande institutionnelle ou bien reflète-t-il des projets éditoriaux répondant à des préoccupations sociétales ? Que signifie s’engager dans une « culture de bienvenue » ? Pour construire quel vivre ensemble ? L’urgence d’une publication « conjoncturelle » a-t-elle pris le pas sur une réflexion littéraire et plastique subjective ?
J’ai sélectionné des publications parues entre 2016 et 2020 et plus particulièrement celles de la série ALLES, déterminant allemand qui signifie « tout/tous ». Ce corpus comporte neuf titres d’autrices et auteurs allemands en édition originale qui présentent la société allemande sous deux angles. Le premier envisage la place de l’enfant au sein de la famille et plus généralement une présentation de la cellule familiale. Le deuxième s’intéresse à la société comme étant multiculturelle, ouverte à l’altérité et la diversité.
La famille à l’allemande
Bien que la société allemande soit consciente que la famille nucléaire n’est plus la norme, il n’en reste pas moins que la plupart des familles présentées – humaines ou animales – restent conformes à ce format (figs 2, 3 et 4 ). La famille est ainsi composée d’un père, d’une mère, d’enfants sans diversité d’origine. Si les albums de jeunesse ont souvent une fonction éducative (comprendre les limites, appréhender les droits et devoirs de l’enfant), on peut sans doute déceler ici une caractéristique de l’éducation à l’allemande [13] qui, à la suite du trauma d’une jeunesse embrigadée tant à l’Ouest qu’à l’Est, refuse d’imposer des contraintes fortes et envisage une relation parent-enfant davantage axée sur le dialogue que la contrainte. C’est pour cela qu’on rencontre au fil des pages des enfants à qui les parents laissent faire tout ce qu’ils veulent pour ainsi dire et qui ne sont pas réprimandés par leurs parents mais subissent les conséquences de leurs actes (figs 5 et 6).
Alors que presque 20% des familles sont mono-parentales [14], qu’il y a des couples de même sexe qui ont des enfants, que des familles sont recomposées, les albums de jeunesse ne reflètent pas vraiment cette diversité sauf dans une édition bien spécifique comme Alles Familie! [15]. Il apparaît que cet album répond, si ce n’est à une demande institutionnelle précise, tout du moins à un projet éditorial à l’écoute d’une préoccupation sociétale. Il y est fait référence aux Regenbogenfamilie (« famille arc-en-ciel », c’est-à-dire avec deux parents du même sexe), aux familles recomposées (« Patchworkfamilie »), aux familles mono-parentales. Toutefois, cet album date de 2010 et depuis il semblerait qu’il n’y ait pas eu d’autres ouvrages s’emparant de cette thématique (fig. 7).
[5] Le droit européen et le droit allemand font une distinction claire entre réfugiés et demandeurs d’asile : un réfugié possède un statut particulier en vertu de la convention de Genève (1951) ; il se définit comme une personne qui craint avec raison, des persécutions dans son pays en raison de sa rac e, religion, nationalité, appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques en cas de retour dans son pays, alors qu’un demandeur d’asile est une personne ayant introduit une demande d’asile – c’est-à-dire de protection contre les persécutions mais dont la requête est encore en cours d’examen. La procédure d’asile permet d’examiner les raisons qui empêchent un retour dans leur pays d’origine, et donc de déterminer si elles doivent obtenir l’asile. Dans la langue courante en France et en Allemagne sont apparus deux termes « migrant » et « Flüchtling » qui doivent être utilisés avec précaution, car ils peuvent être ambigus. Il arrive qu’ils servent à opérer un tri entre les personnes qui quittent leur pays selon les causes supposées de leur départ. Les migrants feraient ce choix pour des raisons économiques, quand les réfugiés ou les demandeurs d’asile y seraient forcés pour des motifs politiques. Or, les contraintes économiques et politiques se confondent souvent, et la distinction entre différentes catégories de migrants est généralement arbitraire. On peut noter qu’en Allemagne, le terme « Flüchtling » est peu à peu remplacé par « Geflüchtete », ressenti comme plus neutre, c’est-à-dire pour faire référence à toute personne ayant dû fuir son lieu de vie familier pour quelque raison que ce soit et partir dans un autre lieu. Un réfugié est appelé dans les textes de loi « Asylsuchender » (celui qui cherche asile), les deux termes sont synonymes. En revanche, dès qu’il fait une demande d’asile il devient « Asylbewerber » (postulant à l’asile) et s’il obtient l’asile légalement, il est « Asylberechtiger » (réfugié politique). Voir sur le site du gouvernement allemand (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022). En France, on obtient le statut de réfugié après validation de son statut par l’OFPRA (voir le site officiel en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).
[6] Pour des statistiques plus détaillées voir le site du Ministère de l’Intérieur autrichien (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022) ou allemand (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).
[7] Voir sur le site du Mediendienst Integration (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).
[8] Voir sur le site de la Bundeszentrale für politische Bildung (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).
[9] Lire pour cela l’article sur le site de l’Infomationsdienst des Instituts der Deutschen Wirschaft (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).
[10] Statistiques en ligne sur le site de l’Infomationsdienst des Instituts der Deutschen Wirschaft (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).
[11] Arrêté du 1er juillet 2016 relatif aux formations civique et linguistique prescrites aux étrangers signataires du contrat d’intégration républicaine créé par la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France.
[12] Voir le site Wir Zusammen (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022)..
[13] Sara Brachet, Marie-Thérèse Letablier, Anne Salles, « Devenir parents en France et en Allemagne : normes, valeurs, représentations », Politiques sociales et familiales, n° 100, 2010, pp. 79-92 (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022). Patricia von Münchow, « Elever l’enfant entre tradition et modernité : une analyse du discours contrastive de guides parentaux français et allemands », Langage et société, vol. 139, n° 1, 2012, pp. 127-144 (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022). Sabine Anne Rivier, Parentalité et travail familial en France et en Allemagne-le parentalisme, nouveau mode de régulation ?, Niedersächsische Staats-und Universitätsbibliothek Göttingen, 2002.
[14] Voir sur le site Destatis du Statistisches Bundesamt (en ligne. Consulté le 5 juillet 2022).
[15] Alexandra Maxeiner, Anke Kuhl, Alles Familie! Vom Kind der neuen Freundin vom Bruder von Papas früherer Frau und anderen Verwandten, Leipzig, Klett Kinderbuch Verlag, 2010.