C’était quelqu’un de poli et de doux. Il n’avait plus rien à perdre, évidemment. C’est facile quand on n’a plus rien à perdre.
Nous sommes restés face à face quelques instants.
― C’est un peu compliqué, ai-je dit.
― Essayez.
― Disons que c’est mon métier.
― Chercheur de porte-bonheur ! s’est-il exclamé. Comme il y a des chercheurs d’or ! Il suffit d’un gros lingot et l’affaire est faite, a-t-il ajouté en riant.
Il était vraiment de bonne volonté, ce monsieur bien mis, rasé de près, aux lourds sourcils domestiqués. C’est étonnant, ai-je pensé, à quel point la proximité de la mort vous rend attentif aux autres. J’ai croisé les mains, pouces sous le menton, puis j’ai rejeté ma tête en arrière, le temps de scruter le ciel qui s’était éclairci mais restait sombre aux confins, avant de revenir à ma position initiale.
― Si je puis vous aider, a-t-il dit.
― Ce n’est pas si simple.
Je me suis éclairci la gorge.
― Voyez-vous, dis-je, j’aimerais être à votre place. Mais je ne vous souhaiterais jamais d’être à la mienne. Ce serait cruel de vous demander de permuter avec moi.
Il devait me prendre pour un fou, je ne l’étais pas encore tout à fait mais je m’en approchais, j’en étais bien conscient. Peut-être que mon petit l’était, lui, fou, ou du moins psychotique. Comment savoir ? Il avait toujours refusé de consulter ; d’ailleurs il n’hallucinait pas, ce qui était certes rassurant, mais quoi alors ? Aurait-il été victime d’un pédophile, d’un racketteur, de… Depuis combien de temps ne nous étions-nous plus parlé, enfin ce qu’on appelle vraiment parler ? D’homme à homme. De père à fils.
A nouveau j’avais envie de pleurer, pourquoi ça te tombe dessus alors que tu n’as jamais rien fait de mal, du moins tu le supposes, bonhomme, mais je me suis forcé à rire en énonçant sur un ton volontairement pompeux :
― Qui renoncerait à la paix éternelle pour une guerre de tous les instants ?
― J’avoue avoir un peu de mal à vous suivre, a dit l’homme d’une voix égale, avec un léger sourire, avant de se tourner vers la femme qui hochait lentement la tête, l’air aussi désemparé que lui.
Je me sentais ridicule, mais maintenant que le train était lancé, pas question de tirer la sonnette d’alarme et de me dégonfler. Je les ai fixés l’un après l’autre, puis, les englobant dans le même regard, je leur ai dit qu’ils devaient renoncer à leur projet.
― Nous n’avons pas, de projet, a dit l’homme. N’est-ce pas, ma chérie ?
― Non, aucun, a-t-elle confirmé.
― Sinon celui de nous aimer, a repris l’homme en serrant plus fort la main de sa femme.
― Oui, nous aimer.
Il y eut un long silence au bout duquel j’ai dit :
― C’est curieux, je n’ai pas encore vu passer une seule voiture.
― C’est une voie piétonne, a fait remarquer l’homme, étonné, comme s’il venait d’en prendre conscience lui-même.
Sur ce, il s’est levé, a repris son imperméable déposé sur une chaise, et l’a remis à sa place sur son avant-bras. Sa compagne s’est levée à son tour, elle a ajusté la bandoulière de son parapluie, et ils m’ont salué d’un sourire.
― Avant, a dit l’homme, il y avait beaucoup de trafic dans cette rue. On ne s’en rendait même pas compte. Maintenant, il n’y a plus de voiture, mais on met pas mal de temps à s’en apercevoir. C’est curieux, non ? Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça. Laissez, c’est pour moi, a-t-il ajouté en désignant mon café.