Mon petit aussi avait tout pour être parfait, c’était, à bien y réfléchir, le problème, mais nous n’avions rien vu venir, sa mère et moi. Ni ses professeurs, ni ses meilleurs amis. Personne. Le diable ne se cache pas dans les détails mais dans la perfection, par définition inhumaine. Qui peut supporter d’être toujours le meilleur, le plus gentil, le plus serviable, le plus intelligent ? De ça justement, et de tas d’autres choses, il aurait fallu que je parle au psychiatre chez qui tant de faux amis voulaient m’envoyer, pour mon bien disaient-ils. Moi, tout ce que je désirais, c’était de pouvoir souffler un peu, de temps à autre, bénéficier d’une conditionnelle en somme. Mais non, il me fallait être parfait aussi.

Le couple a ralenti à la vue d’une terrasse surmontée d’une marquise en tissu bayadère. Du bleu, du blanc, du bleu, du blanc, et ainsi de suite. Ils se sont assis à une table et moi, négligemment, à la table voisine. J’ai tendu l’oreille. Ils n’échangeaient pas un mot. Sans doute, me disais-je, qu’il n’y avait pas grand-chose à ajouter, tout avait été préparé dans les moindres détails, formulé une fois pour toutes, leur décision – l’hôtel, la chambre au dernier étage, la fenêtre qu’on ouvre, le grand plongeon – tenait à présent lieu de loi. En silence, ils regardaient les passants, les derniers passants de leur vie, et moi je les regardais, ces gens qui savaient ce qu’ils voulaient.

J’aurais aimé prononcer les phrases qui restaient enfermées dans leur gosier, peser en toute objectivité le pour et le contre, mais c’était impossible, vu que je ne connaissais pas les motifs qui présidaient à leur projet d’en finir. Je supposai qu’ils étaient dans une situation inextricable, avec des nœuds impossibles à défaire. Je pouvais tout imaginer, inventer n’importe quoi. Une faillite qui les laissait sur la paille. Des dettes colossales. Un amour incandescent mais chacun, de son côté, était déjà ligoté par les liens du mariage, de la parentalité. Ou bien une faute impardonnable qu’ils préféraient expier dans l’au-delà plutôt que parmi la vulgarité ambiante.

Tout cela ne les empêchait pas de siroter leur café, le dernier de leur vie. J’enviais leur sérénité. C’était donc ça, partir ? Ce calme absolu. Soudain l’homme a pris la main de la femme, l’a enfermée dans sa paume. J’aurais voulu crier parce que personne n’avait agi de même avec moi depuis si longtemps. De mon côté, j’avais été incapable d’affronter la douleur silencieuse de ma fille, qui, maintenant, menaçait de se barrer, se jetait dans les bras du premier garçon venu, et je n’étais plus un mari responsable mais un compagnon à l’haleine parfois chargée. Notre famille était un bateau en perdition, voilà la vérité. Nous avions tout et nous n’avions plus rien. C’est peut-être à ce moment-là que, pour la première fois, j’ai souhaité la mort de mon petit. Mon préféré peut-être, auquel cas ma faute est grande. Terrible. Mais qui n’a jamais fauté ? Mes yeux sont restés secs puis se sont emplis de larmes, je me faisais horreur mais c’était plus fort que moi.

Au bout d’un temps, j’ai touché le bras de l’homme. Comme ça. Un geste instinctif, quasi animal. Sans véritable motivation. Sinon d’être encore de ce monde. Il a tourné la tête vers moi. Sa femme a fait de même. Mais était-ce bien sa femme ? Elle aurait pu être sa sœur cadette, voire sa fille. Ou une compagne de passage, qui pense elle aussi avoir fait le tour de la question. J’aurais aimé qu’elle fût tout cela à la fois et que son regard bienveillant restât fixé sur moi le restant de mon existence.

― Oui ? a demandé l’homme en me dévisageant d’un air perplexe.

― Bien sûr, vous ne me reconnaissez pas, ai-je dit. 

― Non. Désolé. Je devrais ?

― C’est normal, ai-je repris. Pas une fois vous ne vous êtes retourné. Vous aviez l’air si sûr de vous ! Je vous suivais de rue en rue. Je voulais faire de vous mon porte-bonheur. Ça m’arrive souvent.

― Je ne comprends pas, a dit l’homme sans animosité. Votre porte-bonheur ! Vous en avez besoin ?

 

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