Et puis il y avait les autres. Tous les autres. Ceux qui comprenaient et ceux qui ne comprenaient pas. Par exemple, ces deux-là, devant, à la démarche si ferme, si régulière, en avaient-ils, des enfants ? Savaient-ils ce que signifiait trembler dès que la fièvre monte ou que les résultats scolaires se mettent à décliner ? J’aurais juré que non. Où allaient-ils, sans jamais se retourner, dans une sorte d’infaillibilité de la démarche ? Qui sait, peut-être que leur vie était encore bien plus compliquée que la mienne et que, dans une heure ou deux, ils allaient y mettre un terme dans une chambre d’hôtel dont ils ouvriraient la fenêtre, et puis adieu la compagnie.
On a de ces idées parfois !
Tout en marchant, j’entrais dans leur histoire. En espérant que, d’une façon ou d’une autre, ils entrent à leur tour dans la mienne. Donnant, donnant. Je me disais que leur disparition devait servir à quelque chose, avoir un sens, car il fallait bien qu’eux ou moi nous payions pour tout ce qui tournait si mal ici-bas, et qu’en se jetant du haut d’un cinquième ou d’un sixième étage, leur malheur prenant fin sur le trottoir bientôt bordé d’un ruban de sécurité, ils allègeraient l’infinie douleur de mon petit, ce pour quoi je leur serais éternellement reconnaissant.
Moi, j’avais déjà donné.
Je levai les yeux. Le ciel me regardait toujours et, décidément, je n’aimais pas ce regard. Il était menaçant, mais, il faut bien l’avouer, rien ne permettait d’imaginer que c’était à moi personnellement qu’il en voulait, moi qu’il punirait avec brutalité et cruauté. Après tout, qu’avais-je fait pour mériter une telle infortune ? Nous étions une famille heureuse, avec de bons revenus, nous allions chaque semaine au cinéma, nous partions en vacances, des kilomètres et des kilomètres parcourus en écoutant les derniers tubes sur RTL, Europe 1, ou France Inter. Sans compter toutes les fois où mon petit et moi allions sonner aux portes, faisions des blagues au téléphone, et on riait, on riait, on n’arrêtait pas de rire. Tout, à cette époque, semblait éternel. L’emploi, la maison, les enfants, dépenser de l’argent, rire, tout ce que vous vouliez, il suffisait de demander.
Quant au couple devant moi, allait-il vraiment passer à l’acte ? Il traçait sa route, toujours en lisière du centre, s’en rapprochant insensiblement. Les magasins de proximité se faisaient rares, adieu les odeurs de pain, de fleurs, de frites, apparaissaient à présent les premières boutiques de luxe, auxquelles l’homme au trench sur l’avant-bras et la femme avec son parapluie en bandoulière n’accordaient aucun regard. Qu’importent la lingerie, les dentelles et les montres Rolex quand on a décidé de renoncer à tout, de prendre le grand large. Mais si telle était leur intention, pourquoi ce trench et ce parapluie, pourquoi avoir peur de quelques gouttes quand on se prépare à affronter de face la pierre dure des pavés que d’autres ont piétinés et que d’autres encore piétineront sans savoir que c’est votre désespoir qu’ils foulent allègrement.
Et tout en pensant cela, je pensais encore et toujours à mon petit. Le grand, maintenant, une tête de plus que moi, je l’ai déjà dit, mais il restait mon petit, sauf qu’il déraillait, sauf qu’il buvait, sauf qu’il sniffait, se mutilait, sauf qu’il hurlait sur ses parents, brutalisait sa sœur. Un soir, je l’avais retrouvé assis sur le rebord de la fenêtre de sa chambre, au deuxième, les jambes ballantes dans le vide. La trouille au ventre, je m’efforçais de lui parler, il ne me répondait pas, je continuais à lui parler, comme le font les policiers dans les séries télévisées, de cette voix apaisante que j’imitais maladroitement, puis tout à coup : un mot de plus et je saute. Combien de temps encore allait-il me faire parcourir les rues comme un fou, m’obliger à poser mes fesses sur les seuils mouillés des maisons où il fait bon vivre ? Mais pas question de s’attarder, allez, debout, il me fallait suivre un nouvel inconnu à qui je n’oserais pas demander d’échanger son malheur contre le mien, ne serait-ce qu’une seconde. Un jour, j’en tuerai un, me disais-je, mais cela ne servirait pas à grand-chose, sauf que l’espace d’un instant je ne penserais qu’à mon acte, à rien d’autre, veillant à ce qu’il soit précis, définitif. Parfait en un sens.