L’attente narrative chez Philippe Claudel
- Dominique Bonnet
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Eugène, éternel amoureux, tombe malade entre deux histoires d’amour :

 

Son petit cancer devenu grand était apparu dans un moment où Eugène, pour la première fois de sa vie, dans son âge adulte, était seul. Un moment où il n’était pas amoureux, où il n’était plus avec sa précédente compagne et pas encore avec la suivante, Le cancer s’était glissé dans l’interstice que l’amour avait laissé libre (p. 119)

 

La maladie s’est immiscée dans ce vide et y a pris la place de l’amour.

C’est aussi entre Florence l’ex-femme du narrateur et Elena (la voisine), qu’Eugène tombe malade. Entre le passé et le futur, le présent s’arrête autour de la maladie d’Eugène. Avant, il y avait Florence la femme du passé encore ancrée dans le présent, d’avant la maladie d’Eugène, dans une douce habitude. Puis surgit Elena, mirage de la vie tout d’abord séparée du narrateur, comme par une fosse théâtrale, par la frontière symbolique de la cour de l’immeuble, métaphore de la stase silencieuse et contemplative. Par le spectacle de la vie face au cinéaste, elle s’introduit dans sa réalité rétablissant chronologie et création.

Traverser la cour, c’est basculer de l’autre côté, sur le versant de la vie qui recommence ; c’est, par le biais du spectacle de la vie, s’éloigner du passé lancinant, encore trop présent, comme dans la photo de l’ex-femme du narrateur sur la table du salon : « J’ai fini par franchir le vide de la cour. C’est elle qui m’a embrassé le premier. Deux semaines après l’enterrement d’Eugène » (p. 88). C’est somme toute sortir de l’endormissement existentiel et créatif. C’est activer les ressorts du retour à la vie.

Florence, tout comme Eugène, appartient à ce pan de vie qui s’effondre à la mort d’Eugène. Après la séparation, elle continuait d’entretenir une douce routine avec le narrateur ; jusqu’à la mort d’Eugène, elle rejoignait le narrateur régulièrement pour faire l’amour, dans la même chambre d’hôtel :

 

Nous nous retrouvons toujours dans le même hôtel, situé dans une rue calme près de la Sorbonne. Le personnel nous connaît. Nous sommes le couple de la 107. J’ai failli faire un film avec ce titre Le Couple de la 107. J’avais même demandé à Eugène de le déposer (p. 76).

 

Mais la finitude de ce couple était déjà prononcée, Florence est du passé malgré elle, malgré le narrateur, elle était d’avant la parenthèse : « Et puis j’ai renoncé. Au fond ce n’était qu’un titre. Le Couple de la 107 n’était pas un couple. Ce n’était pas un film. Ce n’était pas une histoire destinée à vivre et à durer » (p. 76).

Florence, la femme du passé, des regrets, ne peut ressurgir dans l’espace s’ouvrant après le décès d’Eugène. Elle fait partie du chaos, de la confusion, elle reste donc de ce côté-ci de la cour et s’efface dans la construction du futur : « Eugène disparu, Florence semblait également s’éloigner de moi, ou moi d’elle, comme si mon ami l’entraînait dans son sillage, dans son voyage (…), en d’autres termes, il me paraissait de plus en plus évident que Florence appartenait à une de mes vies antérieures » (p. 168).

La réorganisation de ce chaos passe par le détour dans la maladie d’Eugène, et de cet épisode statique et impuissant dans l’accompagnement de l’ami malade, naîtra le renouveau du narrateur-cinéaste. Cette reconstruction partira de son rôle de spectateur, de cette fenêtre sur cour qui le fera évoluer de spectateur à créateur de sa propre vie et de son œuvre :

 

J’ai commencé par le commencement. Je lui ai raconté Elena vue de ma fenêtre, lointaine, simple corps déambulant dans un cadre placé à distance, qui paraissait attendre que je la remplisse d’une histoire, d’un caractère, de sentiments, de souvenirs, que je l’anime, que je la place dans des situations que j’aurais imaginées pour elle, que je l’intègre progressivement à ma vie, que j’en fasse un être réel (p. 186).

 

La chronologie se rétablit, le chaos s’apaise : « j’ai commencé par le commencement » ; la stase se termine, la parenthèse se ferme.

La mort d’Eugène est centrale mais ce cheminement vers la mort n’est pas linéaire. Le vagabondage dans la vie du narrateur tout au long de la maladie d’Eugène et les stases qui en découlent, servent de vecteur à tous les moments passés et présents, donnant lieu à une histoire désordonnée de la vie dans un assemblage de « fantôme de parfum, fantôme de corps, fantôme de voix » (p. 77). La démarche de Philippe Claudel à travers son narrateur permet d’insuffler un nouveau flux à sa création sur le modèle de l’arbre du pays des Toraja :

 

Notre chair et la matière de notre âme ré ultent de combinaisons moléculaires et du tissage complexe de mots, d’images, de sensations, d’instants, d’odeurs, de scènes liées à celles et ceux que notre existence nous a fait côtoyer de façon passagère ou durable (p. 47).

 

Il me semble aujourd’hui que, grâce à ce récit libre dans sa forme, dans son agencement et dans son déroulé (…), je force Eugène à rester auprès de moi, je le maintiens sous une sorte de respirateur artificiel, dans un coma qui n’est pas tout à fait la mort (p. 142).

Tout tourne autour de la maladie d’Eugène et, par le bouleversement chronologique, Claudel parvient à mêler vie et mort tout au long de sa narration sur le modèle de la symbolique des Toraja : « autour de nos vies flotte un bouquet d’absences et de présences mêlées » (p. 77). Toute son écriture cerne un objectif : « redéfinir constamment un ordre que le chaos de la mort bouleverse à chaque phase du jeu. Vivre en quelque sorte c’est savoir survivre et recomposer » (p. 47).

Ainsi, si le livre de Claudel pouvait dans son début nous laisser présager que le pessimisme et la tristesse allaient s’emparer de cette histoire, plus encore pensant aux similitudes d’avec sa propre vie quant à la thématique, il n’en est rien. Par l’utilisation de procédés caractéristiques de la création cinématographique, comme le flash-back, L’Arbre du pays Toraja est un livre qui malgré la mort omniprésente célèbre la vie. L’alternance de chapitres dans lesquels Eugène est tour à tour vivant ou mort, parvient à le maintenir en vie, de bout en bout, par les manipulations temporelles du narrateur isolé dans une stase de vie latente, latence de la création, dans la créativité d’un ordre retrouvé et pour finir d’un temps recomposé. Eugène est ainsi mis en scène par son ami cinéaste au cœur d’un scénario qui le place hors d’atteinte, hors du temps, aux côtés de Gary l’ami alpiniste foudroyé en montagne, dans l’infini de la stase éternelle :

 

Dans le tiroir de ma table de chevet, j’ai la dernière photographie que j’ai prise de Gary, quelques heures seulement avant l’accident (…). Il sourit. Il me regarde. Il a vingt-huit ans. Il est dans l’exubérante beauté de la jeunesse. Il ne sait pas encore qu’il s’apprête à se retirer du Temps (p. 45).

 

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