L’attente narrative chez Philippe Claudel
- Dominique Bonnet
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Cette dernière phrase qui ferme un chapitre et suspend la scène laissant indéterminée la durée de cette représentation fait place, de façon immédiate, au chapitre suivant qui s’ouvre sur l’univers cinématographique du narrateur-enfant, par la manipulation temporelle de l’écriture, de la façon suivante : « Je dois à Sergio Leone d’avoir voulu faire du cinéma. J’avais dix ans. Chaque dimanche j’allais voir un film au cinéma Georges, une des deux salles de ma petite ville d’enfance » (p. 83). Par cette rétro-plongée dans l’enfance du narrateur, très proche des souvenirs de Claudel, « ce sont les films de Leone qui m’ont fait percevoir qu’existait quelque chose comme un langage à l’écran » [8], nous pouvons continuer la représentation amorcée à la fin du chapitre précédent grâce au même prisme de l’imagination cinématographique du narrateur, enfant tout d’abord puis adulte :

 

Le premier homme de cinéma dont j’appris le nom, dont je retins le nom. Leone, Sergio Leone (…). Il choisit de rapetisser le corps du héros, de l’amener aux proportions d’une fourmi, lui et son cheval, et de les perdre dans l’espace du paysage, petite parcelle mouvante de vivant dans le désert de pierres rousses (p. 85).

 

D’avantage qu’un plaisir de voyeur, cette fenêtre sur cour [9] me fascinait par la miniaturisation des existences qu’elle exhibait. Les êtres humains prenaient subitement la taille de souris de laboratoire. Les abreuvoirs, les roues, les litières, étaient remplacés par des lavabos, des éviers, des réfrigérateurs, des téléviseurs, des ordinateurs, des lits et des canapés, mais au fond la différence était mince : le vivant à l’œuvre témoignait d’un nombre d’actions extrêmement réduit, se nourrir, se divertir, dormir, qui suffisait à le définir et à le rattacher au vaste ensemble constitué regroupé sous le nom de règne animal (p. 54).

 

A l’image de son narrateur, Claudel souligne dans une interview récente que son amour pour le cinéma lui vient de sa petite enfance, comme une continuité des jeux de jadis : « j’ai souvent dit que, beaucoup plus que la littérature, le cinéma est un prolongement des jeux d’enfance ; il partage la même magie, le même goût pour disposer des personnes dans l’espace et les faire agir en commun dans un univers de fiction » [10].

Le flash-back cinéphile dans l’enfance du narrateur qui s’opère au cours de la pause contemplative lui permet de regagner le chemin de la création : « J’avais installé ma table de travail (…) devant la fenêtre, ce qui me permettait tout en écrivant et en dessinant de regarder le spectacle de ces vies » (p. 54). Le temps rattrapé dans le temps volé alimente la narration et la création : « le génie de l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée » [11].

La mise en scène du voisinage tel un scénario de cinéma, fruit de son observation silencieuse met en marche ce que Philippe Ragel appelle la cinéstase, ce « double régime dramaturgique (…) D’un côté kine, c'est-à-dire le mouvement du drame » [12] que nous associons ici à la composition dramatique du voisinage et par ailleurs, « son deuxième régime, celui de la stase (stasis), figuré, sur le principe d’un scénario à retardement, par tous ces ralentissements, toutes ces pauses » [13] incarné par la contemplation statique du narrateur.

 

Après la mort, retour à la création

 

Cette vie en suspens, et de surcroît quelque peu en sursis, se termine à la mort d’Eugène, sorte de point de bascule dans la vie du narrateur qui engendre la réorganisation de son existence et le rétablissement chronologique : « A la faveur de cette tension entre mouvement et arrêt, avancement et piétinement, le film dessinait son véritable but qui n’était pas d’atteindre l’objectif qu’il semblait se fixer (…) mais plutôt d’en faire le deuil » [14].

Eugène meurt et la parenthèse de la maladie se ferme. Il est incorporé au processus créatif par les mots du narrateur et reprend vie au sein de l’étape postérieure à sa propre mort : « J’ai entrepris ce texte comme on espère reprendre une conversation interrompue, comme on tente de tisser un piège léger et invisible susceptible de capturer les voix et les instants perdus » (p. 141). A la manière de l’arbre du pays des Toraja, sa mort se mélange à la vie créative en s’intégrant au présent du narrateur-créateur, dans le silence de son écriture : « il écrivait, que ce fût possible ou non, mais il ne parlait pas. Tel est le silence de l’écriture » [15]. Le passage par l’écriture n’étant que transitoire puisqu’Eugène deviendra finalement le protagoniste du film naissant de cette écriture.

 

Lors d’une conférence, Philippe Claudel affirme que L’Arbre du pays Toraja est un livre à lire en arborescence, que l’on peut fréquenter de façon libre et vagabonde [16]. Si la lecture arborescente fait sans doute directement allusion au titre du livre, elle nous permet aussi d’évaluer quelles sont les conséquences de la stase créative lors de la maladie d’Eugène, mais elle nous aide aussi à comprendre et à découvrir quelle est la place que celui-ci continue d’occuper dans la création du narrateur jusqu’après sa mort ; la chronologie de l’écriture est bouleversée et un Eugène vivant fait irruption dans la narration à tout moment de façon intentionnée :

 

Je me rends compte que j’écris en mêlant des temps, le passé simple, le présent, le passé composé, l’imparfait dont les règles du récit d’ordinaire n’autorisent pas la cohabitation (…). J’ai toujours considéré que la chirurgie opérée sur le temps, à l’exception des ellipses qui ne sont en somme que des compressions, des retraits de moments vides pour la dramaturgie où, paradoxalement, en coupant du temps on en fabrique, n’était pas morale (…). Qu’un cinéaste ne pouvait se prévaloir de ce droit qu’aucun humain ne possède, même si beaucoup en rêvent : pouvoir revenir dans des instants perdus du passé. Ou goûter par avance ce que sera l’avenir (pp. 27-28).

 

L’imparfait invite Eugène dans la construction créative présente et future. Eugène prolonge l’imparfait dans le présent de la création : « Eugène dans son cadre semblait se moquer de moi » (p. 163). La stase de sa maladie débouche sur un enrichissement de la création du cinéaste, par sa mort Eugène n’en est devenu que plus vivant :

 

Devant moi, Eugène est toujours attablé à sa terrasse de café, et regarde un peu au loin, sur sa droite, avec un demi-sourire apaisé. Il n’a pas pris une ride. Ce matin, j’aimerais qu’il tourne sa tête vers moi, pour une fois, que je puisse les yeux dans les yeux lui dire, ça y est, tu vois, tu serais heureux, tu serais fier, tout recommence, je m’y suis remis, tu n’es plus là mais je continue comme je te l’avais promis (p. 205).

 

Fermeture des parenthèses : rétablissement chronologique

 

La problématique de la parenthèse liée à la stase est posée de bout en bout dans le livre de Claudel et se trouve induite par les manipulations temporelles de son narrateur. Chaque analepse interrompt le déroulé narratif et met à contribution le lecteur-spectateur dans la reconstruction chronologique.

 

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[8] Jean-Louis Jeannelle, « Entretien avec Philippe Claudel », Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine (Ecrivains-cinéastes), nº 7, 2013, p. 125.
[9] Claudel cite souvent Hitchcock comme cinéaste de référence (voir Petites fabriques des rêves et des réalités, « Références », p. 90).
[10] Jean-Louis Jeannelle, « Entretien avec Philippe Claudel », art. cit., p. 125.
[11] Charles Baudelaire, « L’Artiste, homme du monde, homme des foules et enfant », Le Peintre de la vie moderne, Paris, Calman Lévy, « 1885, p. 62.
[12] Philippe Ragel, Le Film en suspens. La cinéstase, un essai de définition, Op. cit., p. 13.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre. Paris, Gallimard, « Blanche », 1980, p. 156.
[16] Philippe Claudel. L’Arbre du pays Toraja. sur la page YouTube de la Librairie Mollat, mis en ligne le 14 mars 2016 (consulté le 8 janvier 2021).