L’attente narrative chez Philippe Claudel
- Dominique Bonnet
_______________________________

pages 1 2 3 4

Plus que tout autre livre dans l’œuvre de Philippe Claudel, L’Arbre du pays Toraja est probablement, dans ce sens, celui qui contemple le mieux la vie qui s’écoule, et dans lequel le passage du temps est palpable par les moments qui s’éternisent dans la chambre du malade. La conscience aiguë de cette fuite du temps est d’autant plus présente qu’elle se matérialise autour du thème central du livre, la maladie qui frappe et qui nous met face à notre finitude. De cette contemplation de la maladie matérialisée dans le récit par cette attente narrative, ce silence créatif, découleront la ou plutôt les stases que Claudel construit pour son narrateur dans un univers filmique ; s’amorce ainsi une sorte de remise en marche de l’esprit par l’observation du monde qui l’entoure, présentée par Deleuze comme étant caractéristique du processus cinématographique : « Le cinéma ne met pas seulement le mouvement dans l’image, il le met aussi dans l’esprit » [6].

 

Double spectateur : face à la vie, face à la mort

 

L’Arbre du pays Toraja s’ouvre de façon presque immédiate sur l’annonce de la maladie d’Eugène. Dès lors débute dans la vie du narrateur une période de stase léthargique au cours de laquelle il déambule au sein de ses souvenirs, des personnes aimées, des lieux oubliés, dans un exercice d’introspection qui alterne passé et présent en vue d’une exploration du temps qui s’écoule. Ce vagabondage, désordonné et chaotique est caractérisé dans la narration par des chapitres pratiquement indépendants les uns des autres, obligeant le lecteur à reconstruire une trame narrative. Les ellipses sont nombreuses et, de son passé proche à son passé lointain, nous sautons au rythme des chapitres d’un bout à l’autre de la vie du narrateur : « allongé sur mon lit d’enfance (…), je ne sais plus très bien dans quel moment de ma vie je suis, tant le lieu est fortement attaché à ces années lointaines » (p. 152). Par cette technique très cinématographique du flash-back, Claudel plonge son narrateur dans une léthargie méditative et atemporelle, moment statique qui pourtant « se déroule », puisque ce statisme dure plusieurs jours voire plusieurs semaines, tout au long d’une période vague et indéfinie, caractérisée en outre par l’égarement existentiel et créatif :

 

J’étais entre deux films, dans ce moment difficile où on s’interroge sur ce que l’on fait, se demandant si cela vaut la peine qu’on le fasse, si cela a un sens. Et où l’on sait encore moins si l’on doit continuer (…). Trois jours plus tard je regagnais la France. Sitôt dans mon appartement, j’ai déposé mes bagages et bu un verre d’eau du robinet en regardant autour de moi. J’avais le sentiment d’arriver dans un pays étranger (…). Ma valise était encore dans l’entrée de l’appartement. L’image m’a frappée soudain. En la découvrant ainsi posée, un spectateur aurait été incapable de savoir si cette valise témoignait d’un retour ou d’un départ (pp. 14-19).

 

La perte de chronologie dans la pause, cette incapacité à discerner s’il s’agit d’une arrivée ou d’un départ, plonge le narrateur dans un endormissement de sa propre réalité, où il perd tout repère. Dans cette retraite, le narrateur opère une reformulation du temps à l’image du phénomène par lequel il définit l’ellipse : « des retraits de moments vides pour la dramaturgie où, paradoxalement, en coupant du temps on en fabrique » (p. 27). D’où l’intérêt de ces flash-backs dans le récit du narrateur, qui loin de livrer de simples souvenirs, permettent à Philippe Claudel de donner à son narrateur l’opportunité de fabriquer du temps dans des moments volés à la chronologie du récit. L’analepse, empruntée au septième art, a donc pour but de faire avancer la narration puisqu’elle nous indique « une causalité psychologique, mais encore analogue à un déterminisme sensori-moteur, et, [qui] malgré ses circuits, ne fait qu'assurer la progression d'une narration linéaire » [7].

De façon parallèle et complémentaire, une deuxième parenthèse, second épisode stasique, va s’inscrire dans la vie du narrateur. Cette dernière stase sera inverse à la première puisqu’elle est celle du spectacle de la vie, s’opposant de la sorte à la torpeur de la maladie, mais constituant de la même façon que la première un moment de déconnexion, une halte de contemplation.

Ces jours suspendus autour d’Eugène malade, journées qui sont qualifiées par le narrateur de stériles (par la perte de productivité créative), se verront doublés d’un mirage de vie qui défile face au narrateur au sens physique du terme, tel un film quotidien, tel le reflet inversé du halo mortuaire que projette le narrateur :

 

Ces jours somme toute stériles me permirent tout de même de faire une rencontre singulière, celle d’une jeune femme qui partageait ma vie, sans le savoir depuis près d’un an. C’était une de mes voisines. Elle habitait au 6e étage, dans l’autre corps de bâtiment de l’immeuble. La cour mettait entre nous un vide et une distance d’une vingtaine de mètres, mais le fait que j’occupais un étage supérieur au sien me procurait une vue plongeante sur son intérieur (p. 53).

 

L’espace de la cour, séparation réelle mais avant tout symbolique entre la vie et la mort, devient un point de reflet, de métamorphose de la mort en vie. De son espace en pause autour de la mort, le narrateur contemple la vie et plus encore les vies, se confortant dans un moment qui n’existe quasiment pas dans sa vie réelle, sans lien matériel, ni interaction réelle, ni rencontre physique, un simple face-à-face de deux univers étanches. C’est un moment qu’il contemple mais qu’il ne vit pas, un moment en tout point cinématographique.

La vie existe dans et grâce à ce rituel routinier quasi virtuel, qui vient déborder de façon quelque peu indécente dans le quotidien du narrateur mis en sourdine par la présence de la mort approchante. L’exhibition est tout aussi dérangeante qu’inéluctable. Elle est le lien avec la vie, même de façon passive, et par extension sera son lien avec le retour à la création active. Ces vies deviendront peu à peu la sienne et à l’inverse de l’arbre du pays des Toraja qui s’alimente de petites vies mortes, le narrateur alimentera sa création, morte temporairement, de ces vies bien vivantes qui se déroulent sous ses yeux :

 

J’avais fini par incorporer ces vies à la mienne (...). Parfois je ressentais le besoin de rêver de leurs vies en dehors de ces box dans lesquels leur intimité se relâchait. Me manquait l’aspect social et extérieur de leur existence. C’est ainsi que j’avais imaginé pour la jeune femme du 6e, la dernière arrivée dans cette mosaïque verticale, à laquelle je ne donnais pas plus de vingt-huit ans, une profession futile, vendeuse dans un magasin de vêtements, esthéticienne, rédactrice dans une agence de publicité, commerciale (p. 55).

 

Le narrateur est pris entre deux stases : celle de la suspension dans la station douloureuse, dans l’accompagnement de l’ami vers la mort, dans la communication par le monologue : « Il m’a écouté les yeux mi-clos, avec un sourire sur les lèvres. J’ai posé le paquet de kretek sur sa table de nuit. Je l’ai embrassé sur les joues qui depuis quelques semaines étaient constamment froides, comme un marbre » (p. 26), mais aussi celle du spectateur / voyeur du quotidien des autres : « A vingt heures, Elena a ouvert la porte de son appartement. La représentation pouvait commencer » (p. 82).

 

>suite
retour<
sommaire

[6] Gilles Deleuze, L’Image-temps, Paris, Minuit, « Critique » 1985, p. 26.
[7] Gilles Deleuze, « Le Cerveau c’est l’écran », art. cit., p. 64.