Suspensions du Tramway
- Anne-Lise Blanc
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Ce qui frappe d’abord dans cette scène dont le statut est insulaire dans le texte (une seule autre séquence peut lui être thématiquement reliée [32]), c’est le caractère médian et intervallaire de tout ce qui y est évoqué : la circonstance temporelle mais aussi le lieu dont il est question et qui n’est pas clairement situé. La plage, seulement qualifiée de mondaine (ce qui, en raison de l’ambivalence signalée de l’adjectif plus chargé de présupposés moraux que d’informations géographiques, ne lève qu’à demi le mystère de sa situation) reste imprécisément localisée. Elle est surtout à l’opposé (y compris pour sa part sauvage qu’augmente le risque d’ensablement et de rouille des rails qui y aboutissent) de l’autre destination du tramway : le cœur de la ville qui, lui, est clairement circonscrit en particulier par les bâtiments qui le cernent. Ce lieu lointain (interdit à l’enfant par l’opprobre familial), objet de convoitise donc, mais qui n’a pu laisser au narrateur qu’un souvenir flou, incertain et mêlé, s’ouvre d’autant mieux à une réminiscence en chaîne (le narrateur se souvient d’une scène vécue à l’âge mûr lors de laquelle resurgissent des souvenirs d’enfance) qu’il est contemplé depuis une barque de pêche à l’ancre pour la nuit : à la fois rattachée donc au monde terrestre et rendue instable par le bercement de la mer, une nacelle comme suspendue entre deux milieux, une « sorte (…) de coque creuse » [33] qui elle-même apparaît très proche (comme moyen de transit) et très différente du tramway : son « va-et-vient » soumis à la houle et les oscillations du mât suggèrent par leur « indolence » un transport autrement plus aléatoire.

Le texte qui l’évoque présente lui aussi une forme ambivalente. A première vue, englobante et close, à distance narrative des séquences qui l’entourent, elle circonscrit un épisode singulier. Le texte s’ouvre et se referme comme une parenthèse sur l’expression de « Plage Mondaine » et sur un double écho thématique, la mention de la musique et celle des bruits des vagues : à la musique de « bastringue qui en émanait » (au début) répondent « les éclats cuivrés ou veloutés des orchestres de danse » (à la fin) ; au « bruit frais des vagues », le « bruissement nocturne de la mer ». Mais cet effet de cerne et d’isolement est tempéré dans le texte où les correspondances se multiplient à la faveur de nombreuses ambivalences lexicales. A travers elles, fusionnent temps de l’existence – le passé de l’expérience contemplative et le présent de l’écriture (ce qu’en particulier permettent l’usage de l’imparfait et celui du participe présent) – et sensations diverses dont la syntaxe favorise l’amalgame. A la fin, par exemple, le texte évoque les trois états architecturaux du casino, faisant coexister ce qui, dans le réel, s’est succédé. Entre clôture et accumulation, cette scène romanesque s’accorde formellement à la situation d’entre-deux dans laquelle se trouve alors le narrateur, au carrefour des vents et des vagues, des temps et des mondes, dans une barque qui lui est un refuge et un lieu de réflexion.

Pas d’événement à proprement parler : la scène est un moment suspendu, alenti qui précède (retarde ?) la bascule dans un monde violent que suggère peut-être ici (mais à peine) le conflit entre plusieurs bruits et la bascule des vents : le vent de terre se lève « brusquement ». Mais ni la peur ni la mort promises par l’événement rupteur ne sont mentionnées dans ce récit qui tend à engloutir la perspective de la guerre : elle n’est plus qu’une vague menace qu’exprime la nostalgie d’un monde dont le narrateur sait et sent qu’il va le quitter. Dans cette contemplation immobile du mouvement continu du monde (le récit est aussi itératif) dont il savoure et reproduit l’effet dans l’écriture, le narrateur se livre en fait à une réflexion essentielle, qui dépasse largement les contingences (et même semble s’en défaire), où il rêve sa propre disparition (le « je » s’efface au profit du « on ») et qui révèle un rapport au monde fondamentalement ambivalent depuis l’enfance : entre retrait et absorption.

Moins anecdotique qu’il n’y paraît, le texte nous fait mesurer aussi le pouvoir d’extension du souvenir et celui d’expansion du langage. Plus largement, il reflète dans son ensemble un projet d’écriture empreint d’une mélancolie positive : exprimer le passage, accompagner l’incontrôlable mouvement du monde, en déplier encore les virtualités et retenir, de ce qui disparaît, la vie.

La stase romanesque exprime toujours chez Simon, en même temps que les incertaines limites des êtres et des choses, la difficile appréhension du monde. Mais elle souligne aussi les potentialités d’une vision limitée ou d’une perspective marginale et, plus généralement, la capacité à faire écran de l’adventice, de l’autre et de l’ailleurs quand ce qui est au centre se dérobe au regard ou au sens. Dans son effet suspensif, elle laisse entendre combien ne pas tout comprendre permet parfois d’entrevoir une vérité poétique.

Dans Le Jardin des Plantes, un jeune garçon apprend par son oncle le décès de sa mère. Après l’annonce brutale, la narration bifurque et s’ouvre sur la description d’un paysage extérieur qui, quoique prosaïque, évoque pour le narrateur (pour l’enfant ?) un dispositif festif. Le paysage alors (où est-ce l’écriture ?) apparaît comme un refuge mobile qui aide à traverser le drame :

 

[…] le garçon hésite pour enfin poser une question sur sa mère. Son oncle ne répond pas tout de suite. Son visage maintenant presque violacé, congestionné, reste tourné vers la fenêtre derrière laquelle continuent à s’enfuir les silhouettes déchiquetées des arbres. A la fin il se tourne brusquement et le garçon peut voir les larmes qui brillent au bord de ses paupières quand il dit, presque en aboyant : Ta maman est morte ! Entre chacun des poteaux qui les soutiennent les fils du téléphone courant le long de la voie fléchissent sous leur poids, remontent rapidement jusqu’au sommet du poteau suivant et s’incurvent de nouveau. Sous l’effet de la vitesse du train ils apparaissent comme une suite de festons, dansants [34].

 

La stase, c’est la douceur de la contemplation du monde contre la brutalité des décrets, le pouvoir de la description contre l’impossible réaction, la force de la poésie contre le réel cru.

 

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[32] Précisons que la plage mondaine est souvent évoquée dans le texte mais seul un fragment reprend cet épisode précis de séjour nocturne dans une barque. Il est développé dans une longue parenthèse (T, pp. 73-74).
[33] Voir note 13.
[34] Claude Simon, Le Jardin des plantes, Paris, Minuit, « Romans » 1997, pp. 226-227.