Suspensions du Tramway
- Anne-Lise Blanc
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Où l’on voit que la suspension chez Simon est au moins aussi souvent l’effet d’un afflux d’éléments profus (motifs mémoriels ou strates temporelles) qui s’agglomèrent, s’informent et semblent alentir le flux narratif qu’en fait ils alimentent, que l’effet d’un repli et d’une réticence à dire. La stase narrative dans Le Tramway et chez Simon en général prend, de fait, des allures diverses. Tantôt elle est la marque d’un trop-plein (d’images, de souvenirs, de sensations) ; c’est alors la conscience de leurs interférences qui engage les « boucles » du dire et l’apparente suspension de ce qui devait être narré. Tantôt elle apparaît comme le lieu d’une réserve et d’un dire à demi qui tiendrait soit à un défaut de langage (quelle forme pourrait dire ?) soit à une difficulté personnelle (peut-on seulement en parler ?) [17].

A bien y regarder toutefois, ces deux formes de stase ne sont pas si distinctes, et la stase simonienne apparaît en fait bien souvent non comme une excroissance narrative secondaire mais bien comme une dérive concertée et finalement très relative qu’engendre la difficulté à dire et qui finalement, grâce au pouvoir métaphorique de la langue, l’exprime. Ainsi, que ce soit dans le texte ou dans les marges muettes qui semblent le trouer, les stases ménagées par le narrateur ont-elles une fonction d’approche plutôt que d’interposition. A travers elles, le narrateur donne un tour oblique à son récit qui ne raconte pas une série d’événements mais cerne et ouate ainsi des cibles incertaines, plurielles, parfois absentes, souvent inaccessibles.

La cabine du wattman – où le collégien s’employait à rester avec les quelques privilégiés autorisés à stationner dans ce lieu de passage – a peut-être été pour le narrateur enfant une contrepartie de la chambre interdite où se mourait sa mère et d’où on le chassait. De même, les descriptions minutieuses auxquelles le narrateur adulte se livre ou les récits de scènes qui semblent des « tableaux détachés » [18] répondent-ils peut-être moins au désir du narrateur de retenir à tout prix des moments phares du passé que d’en absorber ou d’en admettre d’autres, plus secrètement marquants, à travers l’évocation de ces scènes adventices et d’éprouver ainsi le plaisir vivifiant du débord et du transport que procure la littérature dans sa (re)formulation du réel.

Il apparaît alors que sa poétique est moins de juxtaposition que d’étoilement. On peut, en lisant, tenter de relier des scènes qui en estompent d’autres laissées en filigrane mais qu’elles réverbèrent. C’est ainsi sans doute qu’il est loisible de comprendre le premier exergue du roman, ce bout de phrase emprunté à Conrad et qui semble un vœu de Simon pour sa propre poétique : « […] le sens d’un épisode ne se trouve pas à l’intérieur comme d’une noix, mais à l’extérieur, et enveloppe le conte qui l’a suscité, comme une lumière suscite une vapeur ».

Les stases d’écrit, scènes imaginées ou longuement remémorées, évocations suspendues et simples descriptions qui pourraient sembler dévier le sujet mais dont l’effet dilatoire est tempéré par le caractère indistinct de la trame narrative sont peut-être, dans Le Tramway, les traces d’un détour nécessaire. Des chemins de traverse (qui ne sont pas des raccourcis) ou des galeries secrètes menant au plus intime qui, lui, est indicible ; d’utiles déports permettant d’amortir la brutalité d’un réel qui, sans la magie du transport poétique, laisserait inerte ; l’occasion d’éprouver donc, face aux impasses du réel, la précellence du langage et sa puissance de transmutation, de mouvement. Plus largement, elles mettent en valeur le goût propre du romancier, qui ne cesse de s’affirmer dans l’œuvre, plutôt que pour le narratif et ses nécessités dramatiques, pour l’exploration du langage et des fertiles surprises de la contingence.

Plus encore que Le Vent, le dernier roman de Claude Simon apparaît non comme « une suite » mais comme un entrelacs « très len[t] ou très rapide, de stases » [19] mémorielles. Résurgentes et furtives ou rémanentes, les unes proviennent des souvenirs lointains d’un narrateur qui, enfant, était souvent livré à lui-même. Tantôt alors il errait dans un environnement tout à la fois familier et énigmatique où, réduit à tourner en rond, il tentait parfois de percer un mystère : la foire de la Saint Martin dont les stands odorants offraient des produits trop coûteux pour sa bourse d’enfant, les abords de la tente du musée Dupuytren dont « l’entrée (…) était interdite aux enfants » [20], le bois de pins près du mas familial où il a cherché en vain et « sans rien dire » [21] les restes de la liseuse dans laquelle naguère sa mère reposait… Tantôt il restait, perplexe ou fasciné, dans la cabine de l’énigmatique wattman ou devant un spectacle distant : la plage mondaine vue de loin, le passage de la baladeuse du tramway dont les échos venaient « mourir entre les pins » [22], la féérique et nocturne pêche à la « traîne » auquel il n’assistait que « sous la surveillance de quelque domestique » [23], les affiches du cinéma dont les portes étaient fermées. Ces scènes sans importance dramatique apparente (l’enfant y apparaît désœuvré, passif ou impuissant) offrent pourtant dans le texte une série de tableaux vivants dont le tissage révèle la dynamique de l’écriture. Transcrites, inscrites au fil du texte romanesque, ces traces d’une vie passée gardée en mémoire entre lesquelles le narrateur, pièce mobile, semble faire la navette s’organisent en un réseau sensible qui non seulement réverbère le trouble qu’elles suscitaient dans l’esprit du narrateur mais aussi témoigne de l’énergie singulière et même de « la joyeuse impétuosité » [24] avec laquelle le vieil écrivain, traversant les temps et les univers diégétiques, les ranime.

Bribes de souvenirs ou véritables scènes dont il restitue les effets dans le texte, ces stases du passé présentent des mondes muets, indifférents, et souvent interdits, superbement indépendants, dont la vitalité s’exprimait sous le regard médusé de l’enfant et sans lui ; des mondes tout à la fois proches et désirables, qui resteraient à jamais convoités et inaccessibles s’ils ne faisaient l’objet d’une saisie poétique par le narrateur. Cette saisie reste toutefois délibérément incomplète. A travers elle, le narrateur simonien nous offre sa version du monde mais il se refuse à en délimiter les contours dans une trop singulière vision ou un effort d’explication.

 

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[17] Jacqueline Authier Revuz parle de « boucles du dire », de « semi-dire » et de « défaut du dire » (« Défaut du dire, dire du défaut : les mots du silence », Linx, n° 8, Paris, 1996, pp. 25-40 - consulté le 5 janvier 2021).
[18] Voir la note 30.
[19] Voir la citation de Maurice Nadeau référencée en note 8.
[20] T, p. 54.
[21] T, p. 68.
[22] T, p. 89.
[23] T, p. 50.
[24] T, p. 113.