Suspensions du Tramway
- Anne-Lise Blanc
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résumé

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Bien avant la fin du Tramway où « s’affal[e] lentement » le « linceul » de « la mémoire » [1], les romans de Claude Simon s’achèvent souvent sur une scène suspendue. La mise au repos du monde (« puis plus rien » [2] dans L’Herbe) ou le « privilège de mourir » [3] (dans Le Vent) n’y exclut pas toutefois d’autres formes de vie, ni parfois la promesse d’une vie à venir. Et même, si l’on en croit la clausule du tout premier ouvrage de l’auteur, ce qui rend l’expérience du repos particulièrement extatique, c’est la certitude qu’au-delà de la disparition du sujet, la vie se poursuit, l’autorisant au répit qui signifie d’ailleurs moins son absentement que sa dissipation. Le sujet, qui sait la vanité de ses actions, peut se livrer au spectacle du monde et s’y abîmer. A la fin de La Corde raide [4], le narrateur a « beau courir », il a perdu « [s]on sujet » comme l’envie de le poursuivre car l’égarement le menace : « […] je ne m’y reconnais plus […] ». Ce qui pourrait alors apparaître comme un arrêt forcé lui est en fait une occasion de s’abandonner aux différents mouvements du monde :

 

Heureusement que pendant que je cours le printemps arrive (…). Alors je peux m’arrêter de courir et rester dans l’obscurité transparente et ne plus chercher (…), me laisser aller, étendu, à la dérive, porté par l’eau lente du fleuve inépuisable, connaissant que je ne suis pas moi, pactisant avec l’univers sans visages, et laisser m’emplir le consolant et tendre désespoir de la mort.

Immobile, dans la nuit, à regarder la hasardeuse disposition des fenêtres allumées, rectangles peints en jaune orangé, écoutant le bruit d’un pas sur les boulevards, écoutant une femme qui rit quelque part, une musique, écoutant l’arbre palpiter et s’ouvrir, pousser ses ramures à travers moi […].

 

Dès ce premier texte, Claude Simon raconte une expérience de stase bienheureuse où la passivité s’accompagne d’un afflux de sensations. Elle s’accorde à une posture d’écrivain qui n’a jamais varié et qui consiste non à expliquer le monde, à en percer le sens, mais à le recevoir, à s’en laisser traverser pour observer et, selon la formule de Blanchot, faire « droit à ce qui s’écrit » [5] : une posture qui tend à effacer le sujet, à minimiser son action au profit de sa perception et qui reformule passablement le rapport communément admis de l’être au monde, comme celui de l’auteur au langage. Ce rapport est d’abord d’étonnement et d’intuition sensible, permis par l’attention qui, chez Simon, s’oppose à l’action concertée. Dans la préface manuscrite à Orion aveugle, voici comment Claude Simon décrit sa perception du langage et son idée du travail de l’écrivain :

 

L’un après l’autre les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. Ils sont autant de carrefours où plusieurs routes s’entrecroisent. Et si, plutôt que de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement ces carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on s’arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d’échos se révèlent [6].

 

« On s’arrête et on examine » : si la stase a pu être pour lui un motif littéraire, c’est assurément parce qu’elle est d’abord une condition d’écriture et qu’elle n’est pas l’effet d’une panne sèche. Moins stationnaire et propice au piétinement qu’il y paraît, la stase trouve son origine dans la multiplicité des sens et des mots dont l’écrivain se charge d’explorer les miroitements dans son expérience, dans sa mémoire, dans la langue. Il en assure ainsi le déploiement sans prétendre les ordonner. On pense alors à ces « petits morceaux de papier jusque-là indistincts » que Proust évoque dans Du côté de chez Swann et que « les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau ». « [P]longés », ils « s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables […] » [7]. A ceci près que ce qui devient pour le narrateur proustien une expérience mémorielle lumineuse à travers laquelle les éléments du passé prennent « forme et solidité » n’est jamais chez le narrateur simonien que réminiscences partielles, scènes floues, d’apparence chatoyante. Et comme elles laissent toujours un sentiment de mystère et d’inachevé, elles nous invitent évidemment à nous arrêter et à examiner les potentialités de la stase chez Simon.

Avant de m’intéresser à l’importance de ce dispositif dans le Tramway, où il apparaît presque constant, et d’explorer l’une d’elles, je tenterai de définir d’abord la stase simonienne telle qu’elle se présente déjà dans l’un des premiers romans de l’auteur.

 

La stase simonienne ou l’équivoque épreuve de l’inertie

 

En 1957, Maurice Nadeau remarquait déjà la manière dont Claude Simon travaille « un temps à lui » dans un livre, Le Vent, qui présente à ses yeux « une suite, très lente ou très rapide, de stases » [8]. Cette observation souligne le parti pris, insolite pour l’époque, d’une composition morcelée, et l’importance d’un rythme romanesque alternant soubresauts et scènes suspendues. C’est que ce rythme semble non pas réglé par la succession d’événements qui s’enchaîneraient selon un principe de causes à effets mais soumis tour à tour à l’afflux de sources hétérogènes et partielles (« apparitions, ragots, souvenirs, récits » [9]), aux sporadiques apparitions de l’imprévisible Montès, à ses absences (moments d’ahurissement ou d’extase) et aux variations du niveau de conscience et d’émoi qu’atteint ce personnage. Les scènes où Montès semble comme interdit répondent particulièrement bien à la définition de la stase qui suggère, autant que l’arrêt, l’accumulation souterraine de ce qui ne parvient plus à s’écouler : ces scènes apparemment figées, où il ne se passe rien et où il passe pour un idiot, se déploient dans l’écriture en perspectives multiples qui s’agglomèrent ou qui s’emboîtent.

Si l’on comprend alors assez aisément le mode de surgissement et le sens propre à chacune des perspectives en jeu, la contexture et la portée de ces scènes apparaissent plus floues. La contexture, généralement plurielle, paraît hétérogène et instable : elle rend compte de la superposition des plans de la conscience et témoigne des mouvements d’exploration permis par l’éveil des sens ou l’oscillation des émotions qu’éprouve alors Montès. La portée est tout aussi incertaine, parce qu’elle relève au moins autant de l’expérience poétique que de l’expérience existentielle et que l’une et l’autre engagent dans le même temps celles de l’auteur et celles du lecteur. Ce dernier, ne parvenant pas (s’il s’y essaye) à identifier un dispositif romanesque précis doit renoncer à l’idée de poursuivre une cohérence dramatique. Il peut s’ouvrir dès lors à un effet de plénitude que lui procure un texte pourtant (mais est-ce contradictoire ?) largement élusif et qui ne révèle rien d’autre que le puissant pouvoir d’évocation du langage ou alors (peut-être) la délicieuse et foncière instabilité de notre rapport au monde.

 

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[1] Claude Simon, Le Tramway, Paris, Minuit, « Romans » 2001, p. 141. Désormais T.
[2] Claude Simon, L’Herbe, Paris, Minuit, « Double » 1958, p. 262. 
[3] Claude Simon, Le Vent, Paris, Minuit, « Double » 1957, p. 241.
[4] Claude Simon, La Corde raide, Paris, Editions du Sagittaire, 1947, pp. 186-187.
[5] Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 2009 [1955], p. 21.
[6] Claude Simon, Orion aveugle, Genève, Skira, « Les sentiers de la création », 1970, pp. 10-11.
[7] Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Première partie « Combray », Paris, NRF Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987 [1913], p. 47.
[8] Maurice Nadeau, France Observateur, septembre-octobre cité dans Mireille Calle-Gruber, Une Vie à écrire, Paris, Seuil, « Biographies-Témoignages » 2011, p. 215.