Un monde de l’art où l’on catche :
Grégoire Bouillier vs Sophie Calle
- Marie-Jeanne Zenetti
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De ce point de vue, on ferait erreur en envisageant exclusivement le feuilleton sous l’angle moral ou biographique. Sophie Calle comme Grégoire Bouillier, s’ils sont des personnes réelles, sont aussi des personnages construits par leur travail, et des auteurs, à la fois rivaux et complices. La joute amoureuse et artistique qu’ils ont orchestrée est d’abord un match entre deux persona, match dont les œuvres dessinent le ring, et qui s’apparente au catch plus qu’à la boxe, dans la mesure où il joue d’une spectacularité qui comporte aussi une part de mise en scène [42]. Il transpose ainsi dans le monde de l’art l’emphase soulignée par Roland Barthes dans la lecture mythologique qu’il donne de ce divertissement populaire, qui joue d’une image totale de la vengeance et de la défaite exemplaire d’un « salaud » :
[C]e que le catch est surtout chargé de mimer, c’est un concept purement moral : la justice. L’idée de paiement est essentielle au catch et le « Fais-le souffrir » de la foule signifie avant tout un « Fais-le payer ». Il s’agit donc, bien sûr, d’une justice immanente. Plus l’action du « salaud » est basse, plus le coup qui lui est justement rendu met le public en joie : si le traître – qui est naturellement un lâche – se réfugie derrière les cordes en arguant de son mauvais droit par une mimique effrontée, il y est impitoyablement rattrapé et la foule jubile à voir la règle violée au profit d’un châtiment mérité. Les catcheurs savent très bien flatter le pouvoir d’indignation du public en lui proposant la limite même du concept de Justice, cette zone extrême de l’affrontement où il suffit de sortir encore un peu plus de la règle pour ouvrir les portes d’un monde effréné. Pour un amateur de catch, rien n’est plus beau que la fureur vengeresse d’un combattant trahi qui se jette avec passion, non sur un adversaire heureux mais sur l’image cinglante de la déloyauté. Naturellement, c’est le mouvement de la Justice qui importe ici beaucoup plus que son contenu : le catch est avant tout une série quantitative de compensations (œil pour œil, dent pour dent). Ceci explique que les retournements de situations possèdent aux yeux des habitués du catch une sorte de beauté morale : ils en jouissent comme d’un épisode romanesque bien venu, et plus le contraste est grand entre la réussite d’un coup et le retour du sort, plus la fortune d’un combattant est proche de sa chute et plus le mimodrame est jugé satisfaisant. La Justice est donc le corps d’une transgression possible ; c’est parce qu’il y a une Loi que le spectacle des passions qui la débordent a tout son prix [43].
L’exposition de Sophie Calle comme la réponse littéraire de Grégoire Bouillier relèvent en partie d’une telle emphase vengeresse, qui les éloigne du pur règlement de comptes personnel.
[I]l n’importe plus que la passion soit authentique ou non. Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même. Il n’y a pas plus un problème de vérité au catch qu’au théâtre. Ici comme là ce qu’on attend, c’est la figuration intelligible de situations morales ordinairement secrètes [44].
L’écrivain rapporte ainsi une conversation téléphonique où son ancienne amante lui avoue qu’elle a craint qu’il ne revienne, menaçant le projet, crainte qu’elle a par ailleurs confirmé dans un entretien [45]. Pour autant, l’ambiguïté de ce jeu postural ne permet pas de conclure, comme Barthes le fait au sujet du catch, à un pur « évidement de l’intériorité au profit de ses signes extérieurs » [46]. Car si la mise en scène fonctionne, c’est en vertu d’un trouble dans le pacte de lecture. C’est d’abord en tant qu’écrivain que Bouillier s’inquiète des conséquences de l’exposition [47]. Pourtant, les arguments moraux qu’il convoque pour la critiquer la replacent dans une dimension personnelle et autobiographique, tout comme la douleur et les sentiments supposés de Calle.
Cette confusion des plans professionnel et personnel, artistique et amoureux, a largement été exploitée par Calle et Bouillier avant leur rupture, dans leurs apparitions publiques et médiatiques en tant que couple. En témoigne par exemple une couverture des Inrockuptibles datée de 2003, qui la met en scène sur le mode ludique (fig. 7 [48]) : Sophie Calle et Grégoire Bouillier, rédacteurs en chef invités du numéro, y figurent face à face, de profil, nez contre nez. « L’art est-il indispensable ? » interroge l’artiste. « Et vous ? » rétorque l’écrivain.
Du côté de la réception, ce trouble crée un certain inconfort : car s’il est clair que l’exposition, comme le Dossier M, jouent d’un modèle judiciaire, il n’est pas facile de déterminer de quel ordre est le jugement qu’il engage : esthétique ou éthique ? Certaines déclarations de Bouillier à ce sujet peuvent sembler contradictoires, glissant parfois d’une phrase à l’autre, comme dans l’extrait cité plus haut, de l’argument moral à la primauté du critère artistique. Au-delà, l’inconfort tient aussi aux conceptions du sujet et du réel qu’un tel dispositif implique : jusqu’où l’art parasite-t-il la vie ? Jusqu’où, pour reprendre l’image que Baudrillard emprunte à Borgès, la carte recouvre-t-elle le territoire ? L’article célèbre que Barthes consacre au catch se conclut sur l’image d’un demi-dieu quittant la scène, méconnaissable, « impassible, anonyme, une petite valise à la main et sa femme à son bras » [49]. C’est la possibilité même d’une telle sortie que semblent compromettre les performances autobiographiques de Grégoire Bouillier et Sophie Calle, qui créent l’identité au lieu de la figurer et réfutent l’illusion de la transparence. Le corps de l’artiste et de l’écrivain, dans cette perspective, est d’abord un corps écrit, ou réécrit, et exposé (ce qu’illustre l’affiche de l’exposition). Mais leur pratique autobiographique, qui joue constamment avec la notion de fiction sans s’affirmer explicitement comme autofictionnelle [50], consiste aussi à faire vaciller « ce qu’on appelle réalité », expression qui revient souvent sous la plume de Bouillier et qui relativise la consistance de cette « réalité ». Au-delà de ce qui a pu les opposer, les démarches de Sophie Calle, dès Doubles-jeux et sa tentative d’incarner un personnage de roman, et celle de Grégoire Bouillier, depuis Rapport sur moi et sa lecture autobiographique de L’Odyssée d’Homère, entrent ainsi intimement en écho l’une avec l’autre dans leur désir de passer le réel au crible de la fiction [51]. Si l’une comme l’autre jouent avec le document pour susciter un effet d’attestation, ils disent aussi la fragilité de cette fiction qu’on nomme réalité. Comme d’autres « histoires vraies » de Calle, il n’est de vraies, dans cette perspective, que les histoires auxquelles on choisit de croire. Et notre désir de croire en ces personnages et à leurs aventures, à leurs déclarations de sincérité et aux affects qu’ils mobilisent n’exclut pas que ces affects, ces figures et ces récits soient en partie construits, réécrits et mis en scène - comme l’avoue précisément Bouillier à la fin de son livre. La liberté de l’écrivain et de l’artiste réside dans cette capacité, quand le réel se fait trop décevant, de le réinventer, de lui trouver des parades et de développer des récits parallèles. En cela, Bouillier ne fait rien d’autre que les écrivains qu’il cite : Nabokov tuant Charlotte Haze pour permettre à l’histoire entre Humbert Humbert et Lolita d’avoir lieu, ou le navigateur Donald Crowhurst réécrivant son journal de bord pour donner une existence à son tour du monde manqué.
Le match auquel se livrent par œuvres interposées S et G interroge ainsi les contours d’une scène ou d’un ring élargi aux dimensions d’un monde : un monde de l’art où l’on catche, amplifiant les gestes et les passions, où s’exposent avec emphase les corps et les affects, face à un public avide de voir se rejouer le spectacle sans cesse reconduit de la vengeance et du châtiment. A une époque où les artistes sont incités à performer publiquement une persona dans un jeu postural devenu partie intégrante de leur pratique, Sophie Calle et de Grégoire Bouillier ne se contentent donc pas de subir ce cadre qui détermine et oriente les productions artistiques. Même si le second dénonce un régime médiatique fondé sur la visibilité, on peut aussi lire son travail et celui de Sophie Calle comme une manière d’entrer de plein pied sur le ring médiatique et d’en surjouer les codes. Ils inventent ainsi, chacun à sa manière, et en écho l’un à l’autre, des modes de figuration de soi qui entretiennent des rapports étroits aux notions de mise en scène, d’exposition et de fiction, et qui invitent à penser le rapport à soi moins sur le mode de l’élucidation que sur celui de la performance, entendue dans ses dimensions sociales, médiatique et artistique.
[42] Suite au succès de l’exposition, le narrateur du Dossier M raconte ainsi que son double, qu’il nomme tout au long de cette 32e partie du livre « Conatus », dans une référence assez obscure à la philosophie spinoziste, passe des heures à « chercher sur internet les pires KO de l’histoire de la boxe. Les KO les plus grotesques, les plus absurdes, les plus extravagants. Ceux où il avait l’impression de s’y voir lui-même sur le ring et pif paf de s’en prednre pleine la figure pour pas un rond » (Ibid., p. 661). Le Dossier M en ligne présente ainsi, sous le titre « Tu t’es vu sur un ring ? » (pièce 33), quatre courtes vidéos de KO ridicules dans lesquels le narrateur dit se reconnaître (consulté le 19 mai 2020).
[43] R. Barthes, « Le monde où l’on catche », dans Mythologies, dans Œuvres complètes, vol. I, 1942-1961, Paris, Seuil, 2002 [1957], pp. 684-685.
[44] Ibid., p. 682.
[45] « Vous savez, j’ai craint à un moment que vous reveniez vers moi. J’aurais été très embêtée. A cause du projet. Vous comprenez ? » (Le Dossier M, livre 2, Op. cit., p. 630). A rapprocher des propos tenus par l’artiste lors d’une table ronde avec Grégoire Bouillier dans le cadre du festival Flip (Festa Literária Internacional de Paraty au Brésil) le 4 juillet 2009. Consultable sur YouTube (consulté le 19 mai 2020).
[46] R. Barthes, « Le monde où l’on catche », art. cit., p. 682.
[47] Le Dossier M, livre 2, Op. cit., p. 614, 616, 620, 626, notamment.
[48] Les Inrockuptibles, n°416, Novembre 2003. Dans un dialogue téléphonique rapporté par Bouillier, Calle revient sur la dimension médiatique de leur histoire : « [j]’ai reçu votre mail au moment où la presse nous mariait publiquement » (Le Dossier M, livre 2, Op. cit., p. 628).
[49] R. Barthes, « Le monde où l’on catche », art. cit., p. 688.
[50] Il s’agit d’une dénomination que Bouillier refuse pour parler de son travail.
[51] Voir à ce sujet C. Camart, « "Sophie Calle, alias Sophie Calle", Le "je" d’un Narcisse éclaté », Artpress, hors-série Fictions d’artistes, avril 2002, p. 31.