Un monde de l’art où l’on catche :
Grégoire Bouillier vs Sophie Calle

- Marie-Jeanne Zenetti
_______________________________

pages 1 2 3 4

L’intérêt de considérer ces œuvres ensemble, c’est qu’elles ménagent des points de vue différents sur l’histoire entre S et G. Comme dans un roman polyphonique, le passage de l’exposition au livre offre la possibilité d’un changement de perspective, d’une identification à une première « victime », puis à l’autre, et d’une relecture de l’exposition, qui souligne la violence symbolique sur laquelle elle repose. Bouillier intègre en effet à son récit une réflexion critique sur l’œuvre de Calle et ce, à double titre : en tant que personnage impliqué dans l’histoire, il interroge « à [s]on niveau individuel des choses », comme il le répète souvent, une réception reposant sur l’identification à la personne quittée, et sur une catharsis de la rancœur [32]. Il se présente ainsi comme une victime expiatoire de l’hostilité accumulée par les femmes à l’égard des hommes. Mais il critique aussi la démarche de Calle en tant qu’artiste, que ce soit en s’étonnant du succès rencontré par l’exposition, ou en ironisant sur ses conditions de production, basées sur une « division du travail » qui exploite les invitées « en les dépossédant du résultat final » [33].

Il est clair que Calle a remarquablement joué de cette dimension participative de l’œuvre et de la logique d’identification sur laquelle elle repose, non sans ménager toutefois la possibilité d’une distance critique. Bouillier, qui fait toujours référence aux « 107 » pour désigner les femmes qui ont participé à l’exposition, ne le souligne pas, mais, dans le texte de présentation de Calle, les 107 désignent, outre les 104 invitées proprement dites, une perruche et deux marionnettes [34]. Soit un animal dont l’intelligence se limite à ses capacités d’imitation et de répétition, et deux jouets voués à la manipulation. Les associer aux participantes, comme le fait Calle, et Bouillier après elle, c’est, au moins implicitement, jeter le soupçon sur l’autonomie de ces « collaboratrices », assimilées à des pantins et à des oiselles.  Mais la réflexion de Bouillier va au-delà de cette invitation à reconsidérer la dimension participative de l’exposition et sa réception : elle intègre une critique du statut de l’artiste en régime médiatique, qui constitue une des dimensions symboliques du dispositif.

 

« Ce qu’on appelle réalité » : spectacularité et performance de soi

 

L’époque contemporaine, même si cela n’est pas totalement nouveau, se caractérise par un régime de visibilité où la notion d’identité est repensée sur le mode de la performance. Dans cette perspective, le « je » ne recouvre plus une intériorité qu’il s’agirait d’exprimer, ni une énigme à élucider, mais un ensemble de manifestations, de conduites, d’images, qui « performent » et « édifient » un moi plus qu’elles ne le « représentent ». Après les travaux de John Searle sur La Construction de la réalité sociale, ceux de Judith Butler sur la performativité, qui ont eu un rôle déterminant dans les études de genre et la théorie queer, vont dans ce sens : ils dénoncent comme une illusion le principe d’une identité de genre pensée comme un noyau organisateur d’où découleraient des actes, des désirs et des gestes, au profit d’une pensée de l’incorporation de modèles par le biais de gestes dont la répétition produirait après-coup une identification de genre [35].

Du côté des études littéraires, les travaux de Jérôme Meizoz vont eux aussi dans le sens d’un constructivisme identitaire. Ils prennent acte des travaux sur la notion de visibilité, développée par Nathalie Heinich [36], et de l’influence qu’exerce le modèle de l’artiste contemporain pour développer l’idée selon laquelle faire profession d’écrivain ne consiste pas seulement à produire des textes mais à « entrer en scène » et à produire une image de soi sur la scène littéraire [37]. Ses réflexions sur la posture littéraire, entendue comme l’ensemble des modalités de figuration publique d’un auteur dans le champ littéraire, trouvent un écho dans les réflexions de Bouillier, qui publie notamment en ligne un texte sur la condition d’écrivain. Il s’agit de la pièce 37 du Dossier, dont voici un extrait :

 

Une fois que l’on se retrouve sur une estrade. Que l’on parle dans un micro. Ou devant des caméras. Il y a qu’il faut jouer un rôle. Il faut se composer une tête d’écrivain, à la fois grave et supercool, zen relax. Il faut impressionner les gens tout en faisant croire qu’on est proche d’eux et, quoi qu’on en pense par-devers soi, il s’agit de ne pas dire certaines choses, surtout pas. Il s’agit d’être bien correct, tout à fait consensuel, excentrique juste comme il faut, c’est-à-dire rigolo ou énervant mais dans tous les cas inoffensif, oui, il s’agit de se fabriquer une image bien de son temps et bien dans son époque et, en définitive, il s’agit de réaliser sa putain de condition d’écrivain et je ne sais pas faire cela.
[…]
Vous savez quoi ? Tout le monde se fiche des livres aujourd’hui. Leur contenu n’intéresse plus personne. Parce que ce qui compte n’est pas ce qu’il y a dans un livre, mais ce qui se trouve hors champ. Je veux dire : on ne vend plus des bouquins de nos jours, mais des sujets de société dont les médias peuvent s’emparer, ce qui leur évite de parler littérature. On vend l’histoire romancée de gens ayant réellement existé en faisant croire qu’il s’agit de livres traitant enfin de la réalité vraie alors qu’il s’agit de bouquins qui pipolisent la réalité puisqu’ils misent sur la notoriété de personnages réels considérés comme des produits d’appel et, par-dessus tout, on vend des auteurs ! (Aucune réaction dans la salle. Un bruit de chaise sur la gauche, racleux, menaçant. Quelqu’un tousse et on n’entend que lui.) Si l’auteur est bon à l’antenne, c’est que son livre doit l’être. Si l’auteur a souffert, c’est encore mieux. S’il est charismatique, s’il a souffert dans son enfance ou s’il pète à table (petits sourires dans la salle), son livre doit être formidable. Abracadabra. On parlera de son livre non pour parler de son livre, mais pour parler de son auteur. Vous pigez le truc ? Vous voyez le malentendu ? (Quelques personnes aux premiers rangs hochent la tête.) Mais qu’est-ce qu’on en a à fiche de l’auteur ? S’il a une bonne gueule ou s’il a connu une enfance malheureuse ou s’il pète à table ? Je ne sais pas vous, mais c’est le livre qu’il a écrit qui importe. (De plus en plus de gens hochent la tête.) Ce qu’il vaut, s’il est bon ou mauvais, ce qu’il apporte ou retranche au monde, selon quels critères, pourquoi, comment, s’il est utile de lire et si oui, à quel titre ? Si non, en vertu de quoi ? Voilà l’important. Le reste, on s’en tape ! (Des gens regardent leurs voisins en opinant du chef.) Il faut le dire dans quelle langue ? L’auteur peut bien crever. Qu’il crève d’ailleurs [38].

 

Si Bouillier s’insurge ainsi contre l’injonction faite aux écrivains de se constituer en « personnages », en « produits » et en « marques », jusqu’à devenir leur « propre marionnette », ainsi que sur la « pipolisation » qui privilégie l’auteur au livre, il souligne aussi la difficulté d’échapper à cette « cérémonie » de la représentation sociale, vécue comme une « falsification » et un reniement de « son niveau individuel des choses ».

C’est ce qui explique en partie l’ambiguïté de sa position et constitue une des leçons du dispositif : critiquer cette condition de l’artiste et de l’écrivain contemporains n’implique pas nécessairement qu’on renonce à en jouer le jeu. Bouillier, s’il a refusé la proposition de Calle de participer à l’exposition de Venise [39], rapporte ainsi avoir signé un document où il renonce à d’éventuelles poursuites judiciaires, autorisant de fait la publication de sa lettre, sans qu’il soit précisé si une contrepartie financière lui a été proposée [40]. De même, sa participation au dîner final, qui relève de l’apparition publique, l’assimile quasiment à un collaborateur de Calle, et les échanges entre les deux artistes, apparemment restés en bons termes, semblent confirmer qu’il s’agit moins d’« une affaire personnelle » [41] que d’une aubaine artistique qui a finalement profité à l’une et l’autre partie.

 

>suite
retour<
sommaire

[32] « Il aurait largement préféré qu’elle intitule son exposition « Vengeance ». Il aurait compris qu’elle s’en prenne personnellement à lui et, de la sorte, s’expose toute nue, sans fard, dans sa misère la sienne, au lieu de se cacher derrière les strass d’une centaine de greluches réquisitionnées pour faire son sale boulot » (Le Dossier M, livre 2, p. 660).
[33] « [J]’ai invité à dîner un certain nombre des femmes qui ont participé à l’exposition afin de les remercier d’avoir parlé à ma place et qu’elles se rencontrent, fassent un peu connaissance, se racontent leur exposition de S et réalisent à quel point le concept de division du travail est efficace pour faire bosser les gens en les dépossédant du résultat final »(Ibid., pp. 675-676).
[34] Le texte évoque en effet « cent sept femmes – dont une à plumes et deux en bois ».
[35] J. Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité [Gender Trouble], trad. C. Kraus, Paris, La Découverte, 2005 [1990].
[36] N. Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
[37] J. Meizoz, « “Ecrire, c’est entrer en scène” : la littérature en personne », COnTEXTES, Varia, 2015 (consulté le 19 mai 2020).
[38] Texte publié en ligne sur le site « Le dossier M » (consulté le 19 mai 2020).
[39] Le Dossier M, livre 2, Op. cit., p. 630.
[40] Ibid., pp. 672-673.
[41] « C’est difficile à comprendre, mais le fait est que Conatus est resté en bons termes avec S. Le plus naturellement du monde. Ce n’est pas malsain. Même pas hypocrite. C’est juste que Conatus : il n’en a jamais fait une affaire personnelle » (Ibid., p. 671).