« Piège de reflets » ou « temps reconstitué » ?
Réflexions sur le dispositif autobiographique
dans Aragon ou les métamorphoses,
Jean-Louis Rabeux, Gallimard, 1977

- Dominique Massonnaud
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 16. L. Aragon, « en général le nom de personne ne peut
s’expliquer », 1977

Fig. 17. J.-L. Rabeux, Aragon, 1977

Fig. 18. J.-L. Rabeux, Aragon, 1977

Fig. 19. J.-L. Rabeux, « Pour bien des gens,
je suis d’avoir été », 1977

Si l’on continue d’examiner le texte liminaire du livre, la seconde phrase manuscrite d’Aragon reproduite sur la page d’ouverture attire notre attention sur un contrat : se dire comme si on était un autre. « Il y aura dans ce livre un vieil homme on pourra s’imaginer que je me peins sous ses traits ». L’affirmation peut ne pas surprendre : elle émane d’un amoureux perpétuel de Rimbaud. Le propos tenu vient donc d’emblée introduire un décalage entre ce qui est vu, sur la photographie – l’écrivain à sa table – et ce qui est écrit ensuite, une autre phrase reprise de Théâtre/Roman :

 

Je ne lui donnerai d’autre trait que son âge, il n’y aura nulle part au mur sa photographie et nous resterons dans le vague sur ce qu’il fait, sur les femmes de sa vie, ou ses voyages, sur la source de ses revenus, ses opinions politiques, ses amis [33].

 

L’ironie est présente et la distance prise par rapport à l’identification d’un visage qui fut souvent dans la presse, parmi les gens célèbres : celui d’un homme aux idées politiques et à l’engagement constants et marqués. De fait, la fiction de Théâtre/Roman paru en 1974 mettait également en scène un écrivain, « vieux » qui a des biographèmes communs avec l’homme Aragon, mais porte aussi des rémanences de l’identité fictive d’un personnage de La Mise à mort [34]. On peut alors se demander, sans trancher, si les deux personnages du livre sont distincts l’un de l’autre, comme l’indique Aragon dans un entretien : « l’un est-il la comédie de l’autre ? ou l’autre le roman de l’un ? l’acteur, le romancier, ne sont ni l’un ni l’autre l’auteur, et cet auteur n’est pas le signataire ». A propos de Théâtre/Roman Aragon a alors lui-même indiqué la nécessité « d’en finir » avec les « images qu’on se fait de [lui] », données comme « une collection de cartes postales ». Aragon y insiste : il ne s’agit pas de « [l]e confondre avec les personnages écrits [35] ».

De fait, celui que le lecteur identifie sur la photographie de l’écrivain à sa table comme étant « Aragon » n’est peut-être pas là ou pas seulement. Au-delà du jeu proprement ironique, le sujet Aragon s’affirme ainsi irréductible au désignateur rigide qui fait de lui un signataire de textes (fig. 16). L’identité d’un sujet paraît alors compliquée et l’image, comme le pronom personnel, est donnée comme « représentante » : d’instances ou de sujets variés. Le sujet photographié devient pluriel, multiple, dans une perpétuelle variation de ses visages. Comme l’écrivait Aragon dans Le Mentir-vrai (1964) :

 

Et quand je crois me regarder, je m’imagine. C’est plus fort que moi, je m’ordonne. Je rapproche des faits qui furent, mais séparés. Je crois me souvenir, je m’invente (…). Ces bouts de mémoires, ça ne fait pas une photographie, mal cousus ensemble, mais un carnaval...

 

Celui qui fut surréaliste, amateur d’Edouard Pichon, et qui connut de très près Jakobson et les formalistes russes – ce, dès 1930 – n’ignore pas la complexité de la notion de sujet et la pluralité des instances, des identités ou des faces qui le constituentet le désignent, ensemble ou tour à tour. La Mise à mort souligne de tels jeux, propres au « moment énonciatif de la prose française », tel que Gilles Philippe et Julien Piat l’ont défini et dans lequel ce roman s’inscrit pleinement. On peut y lire :

 

Vous demandez qui parle, ou moi, ou lui. Anthoine ou l’autre, la première ou la troisième personne, l’acteur ou le témoin, l’homme ou le scribe, celui qui ne se voit plus dans le miroir ou celui qui a choisi d’être miroir de cet homme, et comment distinguer, (…) lui ou moi, à quel détail reconnaître Sosie [36] ?

 

On voit donc qu’une conscience aigüe de la difficulté à se saisir – ou à être saisi – préside au travail conduit avec le photographe. Ainsi que le rappellent David Maertens, Jean-Pierre Montier et Anne Reverseau : « L’écrivain photographié s’arrange ainsi pour ‘être là sans y être’ comme le formulait Aragon lors de sa dernière intervention à la télévision, rendu invisible par le contre-jour » [37]. Le caractère insaisissable et pluriel de l’homme est exhibé. La seule photographie en couleurs, celle de la couverture, donne à voir cette opacité du sujet : le visage deviné voisine avec le nom propre, il est aperçu mais demeure caché (fig. 17).

Cependant, les circonstances, dans lesquelles se place la construction du livre, font qu’il ne relève pas d’un simple jeu de tourniquet, dans un vertige de vues, vidées de tout ancrage existentiel. La présence d’un vieil homme mis en scène et mis en discours, dans un jeu de distances très raisonnées, reste une constante du dispositif. Un examen complet du commencement impose d’observer d’autres éléments, jusque-ici absents de l’analyse. Aragon connaît le péril de l’inachèvement ou du chaos compositionnels [38] et le lecteur est ici guidé par une ligne, qui permet le parcours de ce qui est un livre et non pas une boîte de photographies éparses.

 

Une inscription de la linéarité narrative

 

L’attention portée aux jeux d’agencement et de composition comme aux effets de répétition, dans la construction de l’ouvrage, révèle un travail très concerté qui livre aussi la part d’absence, le caractère dérisoire d’une singularité rendue à sa prochaine disparition et prise dans le flux du temps.

Ainsi l’absence du visage, masqué dans la prise de vue pour la photographie de couverture en couleurs, ne résonne pas seulement pour signifier qu’un être est insaisissable et prend un autre sens si l’on s’attache à la toute première et discrète image qui inaugure le volume une fois ouvert. Motif ou lettrine, elle a une taille de timbre-poste (fig. 18) et figure, seule, sur une page de garde qui vient en premier, avant la page de titre : Aragon, de face et de loin, en pied, le visage un peu caché par un chapeau. L’image revient encore, au même format, sur fond noir, comme élément inaugural du livre. On retrouve à terme, détourée sur fond blanc, une image sans doute issue de la même prise de vue qui, cette fois au terme du livre, donne à voir le vieil homme de dos, en chemin, prêt à s’éloigner (fig. 19). Ces jalons permettent d’inscrire concrètement le motif de l’effacement et de la réduction du corps, alors que le trajet se clôt par quatre lignes manuscrites où on lit : « Je suis d’avoir été » [39]. Un motif récurrent est donc aisément repérable, grâce à la singularité du format choisi : cette très petite photo, au format de photo d’identité sur une pièce d’état civil, qui livre pourtant l’homme entier saisi de loin. Mission paraît alors donnée au photographe de montrer dans ce livre le propos qu’Aragon lui donne comme desinit : « Le dérisoire de l’anecdote » [40] dans un trajet linéaire qui dirait le vieil homme, ses rencontres avec les peintres, mais aussi sa famille, Lili Brik sa belle-sœur est présente ainsi que l’ami et l’héritier choisi : Jean Ristat. Le lecteur voit des moments partagés, au restaurant, sur une terrasse dans une maison, dans la rue de nuit, dans une galerie de peinture, au théâtre : lors d’une répétition de l’Electre de Vitez par exemple. Plusieurs facettes du sujet sont ainsi saisies et la table des illustrations placée au terme de l’ouvrage, livre la légende finale des photographies qui montre effectivement qu’elles sont données – à l’exception des vignettes de début et de fin – par ordre strictement chronologique : de 1971 à 1977.

 

>suite
retour<
sommaire

[33] J.-L. Rabeux, Aragon ou les métamorphoses, Op. cit., p. 8.
[34] Voir à ce sujet la note de Philippe Forest dans L. Aragon, Œuvres romanesques complètes, t. V, éd. cit., p. 1523.
[35] Le mot « écrits » est souligné.« Aragon parle de son nouveau roman », Entretien avec Yvonne Baby, Le Monde, 29 mars 1974 repris dans Aragon, Œuvres romanesques complètes, t. V, éd. cit., pp. 1291-1299, p. 1295 pour la citation.
[36] L. Aragon, La Mise à mort, éd. cit., p. 55.
[37] D. Maertens, J.-P. Montier, A. Reverseau, « Introduction », dans L’Ecrivain vu par la photographie, Formes, usages, enjeux, Rennes, Presses universitaires, 2017, p. 11.
[38] On peut voir sur ce point : D. Massonnaud, « Aragon romancier : Balbutiements et coups d’arrêts », dans Le Coup de la panne, ratés et dysfonctionnements textuels, N. Solomon (dir.), Fabula, Colloques en ligne, « Théorie littéraire », octobre 2018 (consulté le 25 avril 2020).
[39] J.-L. Rabeux, Aragon ou les métamorphoses, Op. cit., p. 91.
[40]  Ibid., p. 90.