« Piège de reflets » ou « temps reconstitué » ?
Réflexions sur le dispositif autobiographique
dans Aragon ou les métamorphoses,
Jean-Louis Rabeux, Gallimard, 1977

- Dominique Massonnaud
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Fig. 10. L. Aragon, « L’homme ne fait que fuir », 1997

Fig. 11. L. Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire
ou
les incipit, 1969

Fig. 12. J.-L. Rabeux, Aragon à sa
table de travail
, 1977

Fig. 13. J.-L. Rabeux, Aragon et
Chagall
, 1977

Fig. 14. J.-L. Rabeux, Aragon et Max
Ernst
, 1977

Fig. 15. J.-L. Rabeux, Aragon, 1977

Une mise en scène de l’écrivain

 

La photographie n’est pas ici un élément ajouté au paratexte mais le cœur même du propos. La présence langagière d’Aragon-écrivain, est donnée sur le mode du collage de textes manuscrits (fig. 10). Ils sont repris à des productions antérieures : deux romans, La Mise à mort et Théâtre/Roman, ainsi qu’un texte factuel qui accueille lui aussi la présence indicielle de graphie manuscrite, éventuellement raturée : Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit (1969) (fig. 11). Le procédé invite donc à relire ces extraits choisis comme d’autres mises en scène de l’écriture, reconfigurée, dans ce nouvel espace d’accueil qui en modifie le sens et l’effet comme l’indique Roger Chartier [17].

Dans une période de perception ou de construction de soi comme un sujet âgé qui s’efface au profit d’un nom d’auteur inscrit dans le champ littéraire, nous pouvons d’emblée observer ce qui peut relever dans l’ouvrage de cette mise en scène de l’écrivain, telle qu’elle a pu fonctionner dans les manuels d’histoire littéraire, en particulier avant les années 1970 [18]. La participation d’Aragon, sujet photographié et acteur de la composition du livre, est issue de ce que David Maertens et Anne Reverseau nomment une « négociation » entre le modèle et le photographe [19]. Un dispositif scénique exhibe cette construction de soi en écrivain : la première photographie en pleine page livre l’image d’Aragon, à sa table, un stylo à la main face à des pages blanches [20(fig. 12). Ainsi construit en figure d’auteur grâce à la présence d’« accessoires symboliques » et situé dans un « espace emblématique de l’écrivain » [21]. La mise au point exhibe cet auctor, saisi grâce au flou d’arrière-plan et à la netteté sur la main droite : celle qui écrit. Les quelques lignes visibles sur un début de page sont floues : entrer dans le livre peut alors permettre au lecteur d’y voir plus clair. La pose prise, très concertée, offre donc une attitude qui semble : « un cadeau fait au photographe (et par son intermédiaire au lecteur) » [22]. Un protocole scénique signifiant paraît posé à l’ouverture puisque, dans l’ensemble du volume, la présence visuelle du sujet photographié, l’homme public reconnaissable, identifié est également saisie sur le mode de la photographie de reportage in vivo, auprès de proches, qui peuvent être des « hommes célèbres » – Chagall (fig. 13) Max Ernst (fig. 14).

Les prises de vue en intérieur, en extérieur, inscrivent explicitement un réseau social devenu visible alors que ces captations sont accompagnées presque sans cesse de reproductions lisibles de phrases manuscrites qui pourraient relever d’un « légendage citationnel » [23] tel que l’analyse Martine Lavaud à propos des portraits d’écrivains dans les histoires littéraires. Le lecteur paraît donc placé en position de voyeur face à l’homme célèbre alors que l’élucidation explicite des identités et des lieux se fait seulement au terme du parcours dans une « table des illustrations » qui livre les légendes des photographies du livre [24].

Le commencement d’Aragon ou les métamorphoses peut ainsi sembler relever de : « cette manière dont les écrivains produisent et contrôlent une image d’eux-mêmes » [25] en contribuant à la constitution de leur posture dans le champ social et éditorial. Alors que le jeune Aragon a fréquenté la librairie d’Adrienne Monnier, La Maison des Amis des Livres, où les portraits d’écrivains sont omniprésents [26], le livre de Rabeux offre d’emblée un portrait d’Aragon en écrivain, conforme à une tradition. « La pratique consistant à faire précéder un texte du portrait de l’auteur est ancienne. La position de l’image peut varier (en couverture ou à l’intérieur du livre), de même que la technique de production », comme l’indique Bernard Vouilloux, dans une étude de ces livres-portraits dans la seconde moitié du XIXe siècle : « le portrait photographique de l’auteur, prenant la place du portrait gravé ou du portrait peint (…) apparaît à la place généralement dévolue à ce type d’illustration » [27].

Cependant cette présentation attendue du vieil écrivain doit être elle-même remise en situation et contextualisée. La photographie qui occupe le commencement n’est pas celle de la couverture et il importe d’observer l’effet de mise à distance que peut constituer le premier texte manuscrit qui précède cette image au commencement du livre :

 

Le bookmaker avait été étranglé par un photographe auquel il avait vendu un timbre-poste de l’île Maurice à un prix excessif. Cela n’a pas deux sous de vraisemblance : mais le photographe avait encore avoué [28].

 

Il s’agit d’un texte appartenant à La Mise à mort. Dans le roman, le propos est l’énoncé d’un fait divers, qui serait lu au petit déjeuner par un personnage nommé… Œdipe. Le texte de 1965 poursuit alors en jouant sur le mot « book » dans un effet de connotation avec le« bouc émissaire ». En revanche, à l’incipit du livre de 1977, l’énoncé renvoie – dans une traduction mimétique ironique – à un « book-maker », un « faiseur de livre », qui aurait été ainsi mis à mort par le photographe. De fait, « faiseur de livre » et « photographe » deviennent des désignations qui inscrivent la distance ironique ou métatextuelle permettant d’observer proprement le « dispositif » : la construction de la figure qu’est « Aragon » saisi : « en tant que ‘figure’ », c’est-à-dire comme « forme manipulée » dont l’image est « développ[ée] » et « désign[ée] » aussi bien que « [mise] en scène dans des situations variées » [29].

La présentation attendue du vieil écrivain est donc doublée d’un discours qui annonce que cette image procède d’une fabrique d’images : le livre exhibe ainsi le caractère attendu ET artificiel – « produit par l’art » – de l’image suscitée par le nom « Aragon ».

 

Le terme de posture se rapproche de la notion latine de persona. Celle-ci désigne le masque, au théâtre, qui institue tout à la fois une voix et son contexte d’intelligibilité. Sur la scène d’énonciation de la littérature, l’auteur ne peut se présenter et s’exprimer que muni de sa persona, sa posture. Ainsi la posture est-elle constitutive de toute apparition sur la scène littéraire [30].

 

On se souvient peut-être des apparitions télévisuelles du vieil Aragon porteur d’un masque blanc inexpressif dans le film documentaire tourné en vidéo par Raoul Sangla pour l’ORTF en 1978 [31]  : ensuite filmé en promenade avec Jean Ristat, il porte un masque rouge et met ainsi en acte ce qui relève de cette catégorie de la « posture », telle qu’elle est pensée par Jérôme Meizoz. De fait, la seconde photographie en pleine page d’Aragon ou les métamorphoses représente un autre Aragon : sur la page de gauche et non de droite, en pied et non assis, chemise ouverte, bronzé, en visite dans une galerie, où la main de l’écrivain est absente : il a les bras pliés derrière le dos (fig. 15). A une représentation posturale « marquée », celles des portraits d’écrivains à leur table, se substituent donc des portraits photographiques « issus d’une relation : le portraituré s’expose à la médiation du regard du photographe » [32].

 

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[17] « Lorsqu’il est reçu dans des dispositifs de représentation très différents les uns des autres, le même texte n’est pas le même. Chacune de ces formes obéit à des conventions spécifiques en découpant l’œuvre selon ses lois propres et l’associent diversement à d’autres arts, d’autres genres et d’autres textes » comme l’indique Roger Chartier dans Culture écrite et société, Paris, Albin Michel, 1996, p. 10.
[18] Voir à ce propos : M. Lavaud, « Envisager l’histoire littéraire », COnTEXTES, 14 | 2014 (consulté le 25 avril 2020). A propos de l’usage de la photographie d’écrivains dans le champ de l’histoire littéraire, elle indique la présence d’un « légendage citationnel sans mention du photographe, ni actualisation des conditions de la prise de vue », et analyse son effet : « on se trouve confronté à une lecture essentialiste du corps-d’où-surgit-le-texte, destinée à "faire vivant", sans aucune prise en compte de la spécificité et de la fonction photographiques évincées par le corps photographié ».
[19] D. Martens et A. Reverseau, « La Littérature dévisagée. Iconographies de l’écrivain au XXe siècle », Usages et enjeux : un portrait en pied. Figurations iconographiques de l’écrivain au XXe siècle, D. Martens et A. Reverseau (dir.), Image & Narrative, vol. 13, n°4, 2012., p. 157 (consulté le 25 avril 2020).

[20] J.-L. Rabeux, Aragon ou les métamorphoses, Op. cit., p. 19.
[21] D. Oster, Passages de Zénon, Paris, Seuil, 1983, p. 228.
[22] E. Véron, « De l’image sémiologique aux discursivités », Hermès, 13-14, p. 58.
[23] M. Lavaud, « Envisager l’histoire littéraire », art. cit. : A propos de l’usage de la photographie d’écrivains dans le champ de l’histoire littéraire la critique indique la présence d’un « légendage citationnel sans mention du photographe, ni actualisation des conditions de la prise de vue » et analyse son effet : « on se trouve confronté à une lecture essentialiste du corps-d’où-surgit-le-texte, destinée à ‘faire vivant’, sans aucune prise en compte de la spécificité et de la fonction photographiques évincées par le corps photographié ».
[24] Jean-Louis Rabeux, Aragon ou les métamorphoses, Op. cit., p. 101.
[25] J. Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Erudition, 2007, p. 9.
[26] Voir L. Murat, Passage de l’Odéon, Paris, Fayard, 2003, pp. 286-290.
[27] B. Vouilloux, « Une collection d’unica », COnTEXTES, 14 | 2014 (consulté le 25 avril 2020).
[28] L. Aragon, La Mise à mort, Œuvres romanesques complètes, D. Bougnoux (dir.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, 2012, p. 316.
[29] B. Gervais, Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire, t. I, Montréal, Le Quartanier, « Erres Essais » 2007, p. 20.
[30] J. Meizoz, « Cendrars, Houellebecq : Portrait photographique et présentation de soi », COnTEXTES , 14 | 2014 (consulté le 25 avril 2020).
[31] R. Sangla, Aragon dits et non-dits, Antenne 2, INA, 1978. Série de 6 émissions d’une heure présentée et produite par Jean Ristat.
[32] J.-M. Schaeffer, « Du portrait photographique », dans Portraits singulier pluriel (1980-1990). Le Photographe et son modèle, Paris, Hazan/ BnF, 1997, p. 25.