« Je suis le Spectateur-nocturne »
- Claude Jaëcklé-Plunian
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Fig. 13. Le Spectateur-nocturne au Théâtre-
Français
, 1788

Fig. 14. Souper célèbre, 1788

Fig. 15. Le Spectateur-nocturne auprès
de la Marquise expirante
, 1788

Fig. 16. Le Spectateur-nocturne présentant
à Fanny Marion R*
, 1788

Fig. 17. L. Binet et L. Berthet, La Loueuse
de chaises
, 1785

Fig. 18. L. Binet et L. Berthet, Portrait
de Rétif de la Bretonne
, 1785,

Cette scène, qui a tout l’air d’être inventée, ou qui paraît ne rapporter qu’une anecdote, devait avoir au contraire pour Rétif une grande importance. Le Spectateur-nocturne joue le rôle que jouait son père à Sacy : ce dernier était officier seigneurial et à ce titre il arbitrait les conflits dans la paroisse. Il y réussissait bien, puisqu’il était appelé « l’Honnête homme ». Faire régner la justice, régler les conflits, c’est le rôle du Spectateur-nocturne, qui a trouvé un secours puissant auprès de celle qu’il appelle la Marquise de M**** et qu’on a cherché à assimiler à la marquise de Montalembert, ou même à une allégorie de la police [24]. Le Spectateur-nocturne lui amène les jeunes filles qu’il faut sauver du vice et elle s’occupe d’elles, parce qu’elle possède à la fois le pouvoir et une immense fortune. Dans cette scène, le Spectateur-nocturne incarne le pouvoir de faire le bien, tandis que la Marquise invisible le protège.

Cette Marquise est présente dans deux estampes : nous la voyons une première fois, fig. 9 , retrouvant une nièce, grâce à l’intervention du Spectateur-nocturne ; par le moyen d’un portrait en médaillon, la jeune fille reconnaît son père dans le grand portrait que nous voyons. Elle est aussi montrée sur son lit de mort, comme nous l’avons vu, fig. 15.

Le Spectateur-nocturne a une vie sociale bien remplie : il assiste à des soupers et fréquente le salon littéraire de Fanny de Beauharnais. Les estampes qui en témoignent sont historiques aujourd’hui, servent de preuves, d’archives. La fig. 14 commémore le second repas donné par le jeune Grimod de La Reynière dans l’Hôtel de ses parents aux Champs-Elysées. Rétif y est entouré par Mercier, et les frères Trudaine. Il a  gardé son chapeau parce qu’il est enrhumé. Il rencontra Grimod de La Reynière le 22 novembre 1782 ; ils furent grands amis, mais leurs prises de position différentes à la Révolution les séparèrent. Sa première visite à la comtesse Fanny de Beauharnais date du 8 juin 1787. Elle était connue pour vivre la nuit et sa présence dans Les Nuits de Paris est doublement justifiée, non seulement en raison de son salon, mais encore parce qu’elle est restée la protectrice de Rétif jusqu’à la fin de sa vie. La partie « mondaine » de la vie de Rétif se trouve ainsi attestée, et contredit les biographes les plus acharnés contre lui.

La fig. 10  montre un autre aspect très important dans la vie de Rétif : le café Robert, qui devient ensuite le café Manoury, où se disputent des parties de dames et d’échecs, mais où se discute aussi la politique. Ici il s’agit des « insurgens » d’Amérique : leur avenir n’est pas encore lisible et la France les défend contre les Anglais. Le gros homme au centre de l’image vante un mode de vie bourgeois et passablement égoïste. Rétif saisit bien les ridicules de ses contemporains, mais il est aussi au fait des événements politiques, autant qu’on pouvait l’être en son temps. On le voit venir en aide aux malheureux, intervenir pour empêcher un infanticide (fig. 3 ), mettre en garde contre les inhumations hâtives de gens encore en vie (fig. 8 ), fréquenter des lieux de misère (fig. 4 ), ou de délinquance (fig. 11 ).

 

Un héros romanesque

 

Dans Les Nuits, Rétif réussit à parler de lui sans jamais dire son nom : quand on lui demande qui il est, il dit : « Je suis le Spectateur-nocturne ».

 

— Quoi ! lui répond une jeune fille qu’il vient de rencontrer. Vous êtes le Spectateur-nocturne de la Marquise de M**** ?
— C’est moi-même, dit-il.

 

Dans les estampes, il réussit aussi à être présent sans se dévoiler vraiment, mais il donne corps au Spectateur-nocturne, celui qui, en retrait le plus souvent, a vraiment le rôle de l’observateur.

Celui qui a le pouvoir de tirer les ficelles, le conteur, fait place dans le récit à un narrateur qui fait part de ses idées, de ses sentiments, de ses itinéraires. On le surprend souvent à pleurer, à chanter aussi, il est spectateur mais surtout acteur. Il rejoint le Spectateur-nocturne de l’image parce qu’il se mêle aux événements, et remplit ses pages de personnages pittoresques comme la chiffonnière, la muette, l’aveugle éclairé, l’homme aux lapins ; on y parle des femmes disséquées, des hôpitaux, des charniers, des gens qu’on enterre encore vivants : la nuit réveille les grandes peurs. Le Spectateur-nocturne cherche l’aventure, les rencontres, qu’il oppose au silence et à la grande solitude de la nuit. L’image donne vie à cette imagination ; elle fixe les traits des personnages, et nous serions tous capables de reconnaître celui qui se décrit marchant ainsi dans les rues avec :

 

mon grand habit de Spectateur-nocturne, c’est-à-dire avec mon manteau bleu, mon large feutre, équivalent au parapluie de Robinson, et mes souliers élevés, garnis en fer, crépide que je déchaussais quand je voulais marcher sans bruit […]

 

Et pour parvenir à ce résultat, il travaille son personnage : Cubières, biographe de Rétif, fait le récit de leur première rencontre, en décembre 1785 dans la librairie de la veuve Duchêne. Cubières lui parle et il ne répond pas. Deux ans plus tard, ils se rencontrent à nouveau, Cubières lui demande pourquoi il ne lui avait pas répondu :

 

je travaillais alors à mon Hibou spectateur, et voulant être un hibou véritable, j’avais fait le vœu de ne parler à personne [25].

 

Les estampes des Nuits de Paris – que le lecteur ne voit jamais réunies, mais que l’auteur envisageait dans leur ensemble – marquent un renouvellement de l’illustration qui tend vers la série autour du héros. L’identification du personnage avec l’auteur et l’invention du retour du personnage dans chaque image, préfigurent de loin les aventures qu’on trouvera dans le livre illustré et même dans la bande dessinée. La notion de suite est au cœur de la création rétivienne : les récits des Nuits s’enchaînent, s’imbriquent, composent un réseau serré des destins que le Spectateur-nocturne observe comme le Hibou peut observer le lacis des rues parisiennes depuis le ciel. Le Spectateur-nocturne avec son étrange figure cherche à pénétrer le secret des mystères de la nuit ; il est aussi spectateur de sa vie.

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[24] Daniel Baruch, Paris le jour, Paris la nuit. Les Nuits de Paris, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990, Introduction, p. 602.
[25] Michel de Cubières-Palmézeaux, Notice historique et critique sur la vie et les ouvrages de Nicolas-Edme Restif de la Bretonne, Histoire des compagnes de Maria ou épisodes de la vie d’une jolie femme (ouvrage posthume), Paris, Guillaume, 1811, t. I,  p. 143.