« Je suis le Spectateur-nocturne »
- Claude Jaëcklé-Plunian
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Fig. 5. Le Spectateur-nocturne à l’ancien
Palais-Royal
, 1788

Fig. 6. Le Spectateur-nocturne rue
du Chaume
, 1788

Fig. 7. Le Spectateur-nocturne assistant à
l’administration du saint viatique
, 1788

Fig. 8. Le Spectateur-nocturne observant
des garçons-chirurgiens
, 1788

Il n’est pas indifférent que les sujets soient traités comme des scènes théâtrales, on sait la passion de Rétif pour le théâtre. La place du lecteur ici est équivalente à la place du spectateur au théâtre italien. Les codes sont les mêmes : les acteurs doivent regarder la salle, ne pas tourner le dos au spectateur ; les personnages des gravures ne sont montrés de dos que par nécessité : la figure 12  montre une femme de dos au centre de l’image pour mettre en évidence la découpe opérée dans sa jupe par un polisson. De même que les figures 7 et 15  présentent le Spectateur-nocturne de dos pour cacher ses émotions ; il est devant le lit de personnes à la dernière extrémité – surtout pas de mort, il est interdit de mourir en scène – ; il est à genoux devant le scieur de bois qui reçoit le saint viatique, et il fait ses adieux debout, à la Marquise qui se dit un peu réconfortée par son ultime visite.

Il suffit de parcourir du regard l’ensemble de cette sorte de planche-contact qui reproduit les gravures en tout petit pour être frappé par la variété des lieux et des situations, des attitudes, on pourrait dire du jeu du Spectateur-nocturne.

 

Un personnage-totem

 

Le frontispice du 1er tome des Nuits de Paris (fig. 1 )

 

L’estampe placée en tête du premier tome des Nuits de Paris pose d’emblée la question des relations entre le texte et l’image : le lecteur/spectateur a sous les yeux un personnage qu’il n’identifie que grâce à la légende qui l’accompagne :

 

Le Hibou-Spectateur, marchant la nuit dans les rues de la Capitale : on voit au-dessus de sa tête, voler le hibou, et dans les rues, un enlèvement de filles, des voleurs qui crochètent une porte, le Guet-à-cheval et le Guet-à-pied. «  Que de choses à voir, lorsque tous les yeux sont fermés ! » [14]

 

L’image ne prend vraiment sens qu’à la lecture de la légende.

Ainsi c’est l’auteur qui se donne à voir comme un être surréel. Il n’est pas seulement un être humain, il a aussi à voir avec les êtres qui vivent la nuit, dont le hibou est l’emblème ; il apparaît comme une créature hybride, un Hibou-Spectateur, à qui sa double appartenance permet de se déplacer sans difficulté dans les ténèbres. On le voit de trois quarts, éclairé par la lueur d’une lampe saillant hors de l’ombre broussailleuse, orienté vers l’épaisseur de la nuit. Il regarde un point qui nous est inaccessible, peut-être au-dedans de lui-même, avec un effort de concentration qui lui fait froncer les sourcils, et des paupières gonflées à l’imitation des yeux ronds des oiseaux de nuit, alors que le hibou perché sur son feutre, ailes déployées, nous regarde, et semble téléguider l’auteur vers cette part du monde qui est cachée aux yeux de ceux qui vivent le jour. Il s’avance sur le pavé parisien, comme sur une scène de théâtre, prêt à jouer son rôle de pourfendeur du vice, prêt à nous faire le récit de ses circuits nocturnes. Au seuil du mystère, le personnage porte en lui toute l’extravagance du voyant, de l’« illuminé » que Gérard de Nerval a si bien dépeint.

Si au premier coup d’œil on est frappé par l’aspect pittoresque du personnage, par sa posture, par son maintien à la fois modeste et spectaculaire, on est aussi très vite attiré par le décor dans lequel ce singulier Hibou-Spectateur se déplace. Tout autour, la ville vibre d’une vie secrète que l’homme de nuit va nous révéler, à nous ses lecteurs.

Un vrai hibou survole Paris, celui « dont les cris funèbres » ont souvent fait tressaillir l’auteur. Rien de ce qui se passe en bas, dans les rues, ne lui échappe. Trois scènes au moins renvoient à trois histoires contées dans les Nuits. La plus visible est celle qui porte le titre d’Enlèvement de filles : il s’agit d’un épisode qui concerne l’arrestation ou plus familièrement le « ramassage » de prostituées le soir pour les faire enfermer à Saint-Martin. Elles sont escortées par le guet à pied, qui les fait monter dans un carrosse, sous la surveillance du guet à cheval. C’est la XXVe Nuit. Dans la rue adjacente, des voleurs tentent de s’introduire dans une maison, en crochetant la porte : peut-être cette scène renvoie-t-elle à la XLNuit, intitulée La Porte crochetée, où l’on voit agir une bande de voleurs aidés d’une servante malhonnête, rue de la Barillerie.

Les immeubles sont rendus de manière réaliste, avec des perspectives qui permettent de reconnaître des monuments parisiens ; l’éclairage se fait au moyen de lampes suspendues qu’on commence à appeler des réverbères. Pourtant une lampe éclaire la nuit au premier plan, et la portée de ce falot est assez vaste pour mettre en relief le drapé du manteau, les contours des pavés et jusqu’à une borne ronde qui fait contrepoint au dôme de l’église tout au bout de la rue.

C’est dans ce décor et dans le costume qu’il ne quittera plus jusqu’à la dernière apparition (fig. 16 ), que le Spectateur-nocturne, travesti en hibou-spectateur, nous introduit dans les Nuits de Paris.

 

Le portrait en pied de l’auteur

 

Le relais est pris par le discours. Il expose la genèse de sa création, dit comment lui est venue l’idée d’écrire Les Nuits. Il avait la matière. Trente années de déambulations nocturnes dans Paris, consignées dans un cahier, mais il ne savait pas comment les présenter. Et une nuit éclairée par la lune, il trouve le plan des Nuits : il écrit pour instruire ses concitoyens du mal qui ronge la ville : « je vais crayonner les iniquités nocturnes ». Ce dévouement littéraire, c’est le don qu’il fait de sa création, de ses observations mises en textes, comme plus tard il fera le sacrifice de sa personne dans Monsieur Nicolas, où il « anatomisera le cœur humain ». C’est un projet longtemps mûri ; son Journal et des lettres témoignent de l’avancée de cette œuvre désignée d’abord par le titre de « Hibou » ou encore de « Hibou spectateur nocturne ».

Il avait l’intention de regrouper ses textes satiriques, ainsi qu’il le présente dans une lettre : « c’est un homme exalté qui se promène la nuit et qui décrit le jour les abus dont il a été témoin ». Puis ce projet a évolué, le titre a changé : Les Nuits de Paris se présente comme une succession de récits, découpée en nuits [15] ; le Hibou spectateur parcourt les rues de Paris la nuit et fait part de ses rencontres et de ses observations à la marquise de M****; celle-ci, touchée par les récits de cet homme de nuit, apporte son aide aux malheureuses rescapées des dangers nocturnes qu’il lui présente et dont il lui rapporte les souffrances ; avec l’aide de la marquise, le héros sauve ainsi de nombreuses personnes de la misère et du déshonneur.

« L’auteur est spectateur-nocturne depuis 1767 », écrit-il (en fait depuis qu’il s’est fait auteur). C’est à la troisième personne qu’il décline sa qualité au lecteur. Mais c’est à la première personne qu’il fera le récit de toutes les choses intéressantes qu’il rencontre au cours de ses déambulations de noctambule. Et avec ses aventures nocturnes, il va construire une année d’événements, 366 nuits.

Le discours d’ouverture des Nuits de Paris nous fait assister à la naissance du Spectateur-nocturne, posé en complément, ou en rivalité, avec l’image du hibou-spectateur. Car c’est bien le dessinateur, que nous aurions aimé identifier, qui transforme Rétif en personnage-totem par son crayon et son burin. Il a bien sûr suivi les consignes de l’auteur : « Rétif invenit », Rétif invente le sujet – « Gaucher ou Binet – delineavit », Gaucher ou Binet le dessine, tandis que Berthet le grave [16]. Mais la réalisation comporte forcément une part d’aléatoire qui échappe à son créateur : les conseils, les ordres même, du commanditaire comportaient-ils l’idée de réaliser un personnage énigmatique, le corps en mouvement pour l’inconnu ? L’homme de ce portrait en pied est habité par une puissance intime, une certitude qui contraste avec le symbole un peu ridicule du hibou perché sur sa tête. Etrange, il est bien l’illuminé qui fréquente le salon de Fanny de Beauharnais. Et nous supposons que Rétif, voyant le résultat de la gravure, en a été suffisamment satisfait pour la placer à l’ouverture de son œuvre, et pour accepter de s’avancer à jamais, pour ses contemporains comme pour la postérité, avec un oiseau sur son chapeau, vers un but mystérieux que son hibou semble voir mieux que lui.

 

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[14] Sujet de la Ire figure, éd. cit., p. 2.
[15] Pour une analyse génétique des Nuits de Paris, voir P. Testud, Introduction aux XIV premières Parties, pp. 7-53, éd. cit.
[16] « Rétif invenit, Binet delineavit, Berthet et Le Roy incuderunt » (page de titre des Figures de La Paysanne pervertie) : formules des signatures des graveurs. Rétif endosse le rôle du créateur, en reconnaissant à Binet la fonction de dessinateur.