Souvenir-Panorama : machines à voir
et mémoire de soi au XIXe siècle

- Delphine Gleizes
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Fig. 5. L. Daguerre, prospectus pour Vue de la Vallée
de Sarnen
, v. 1822

Fig. 6. V. Hugo, Souvenir, 1863-1864

Fig. 7. V. Hugo, Sous vos pieds..., v. 1858

Fig. 8. V. Hugo, La Lettre, v. 1864

Fig. 9. V. Hugo, sans titre, v. 1850

Un autre exemple pourrait être convoqué du côté d’un petit ouvrage dont la publication est intimement associée à l’ouverture du Diorama de Daguerre et Bouton en 1822. Il s’agit d’une brochure intitulée du nom de l’un des premiers tableaux dioramiques, La Vallée de Sarnen [18]. Les anecdotes qu’il recèle, sous couvert de témoignage, relèvent en fait de la fiction, mais la réaction qu’il dépeint des spectateurs du Diorama peut, elle, résonner avec les enjeux de l’expression intime de soi. La narratrice, Jenny Dufourquet, raconte la réaction d’un membre du public à la vue de la scène alpestre :

 

Tout à coup une voix étouffée et tremblante laisse parvenir jusqu’à mon oreille : ciel ! la vallée de Sarnen… l’église… le vallon… le chalet de Louise… malheureux !… là doit être son tombeau !…

 

Autant d’éléments qui se retrouvent dans l’agencement du tableau de Daguerre tel qu’il est décrit dans une des publications de l’époque [19] (fig. 5).

Voici évoqué ce qui va devenir un topos de la scène de Diorama : la reconnaissance des lieux et le processus d’anamnèse qui s’y trouve attaché :

 

Ici, dit-il, en me montrant le lac, j’ai failli perdre la vie ; dans ce bois de sapins, je reçus les serments de l’amour ; ce chalet fut longtemps l’asile de l’innocence […].

 

Ce récit oral, qui se formule par bribes d’abord, à la manière des sensations convoquées par la madeleine proustienne, évolue ensuite vers une forme plus articulée et suivie du point de vue narratif, puisque l’étranger finit par écrire sur « un petit cahier d’une écriture tremblante », la pente tragique de ses aventures.

Autant que l’illusion de réalité qui déclenche la réminiscence, c’est le conditionnement du spectateur [20], maintenu dans une pénombre qui lui fait perdre ses repères, et le place en face d’une représentation de ses souvenirs, qui favorise ce rapport à l’intimité, ce désir régressif de retourner aux origines du sujet. En témoigne la fable relatée par Alexandre Dumas dans ses Voyages. Le Savoyard Gabriel Payot s’arrête à Paris et apporte à Dumas une lettre de Jacques Balmat dit Mont-Blanc, le célèbre guide de Paccard et Saussure, qui avait conduit le romancier dans des courses en montagne à Chamonix. En remerciement, Dumas convie Payot à un dîner au Rocher de Cancale et à la fin du repas, l’emmène au Diorama pour voir le spectacle du Mont-Blanc et de la « Vallée de Chamouny ». Pensant être agréable au guide de montagne, nonobstant un désir certain de le mystifier, il n’anticipe pas sa réaction violente :

 

Je plaçai Payot de manière que sa vue pût plonger dans l’ouverture à mesure qu’elle s’agrandissait ; il regarda un instant, les yeux fixes, sans souffle, étendant les bras, selon que le tableau magique se déroulait ; enfin il jeta un cri et voulut s’élancer, je le retins [21].

 

La vue du Diorama entraîne une irrépressible envie de retour au pays natal [22]. Payot quitte d’ailleurs Paris le lendemain-même. Désir qui a quelque chose de fatal : Dumas apprendra la mort tragique du guide dans une course en montagne quelques mois plus tard.

Le détour par les dispositifs optiques opère ainsi la connexion entre le monde public du spectacle et de l’expérience partagée, et la sphère intime à laquelle il est allusivement fait référence. Sans doute les dessins panoramiques de Victor Hugo reprennent-ils avec force cet apparent oxymore. Des panoramas aux dimensions d’une carte de visite, conçus pour circuler dans la sphère privée mais dont le format renvoie aux manifestations spectaculaires offertes aux regards de tous. Un dessin de 1864, intitulé là encore « Souvenir » (fig. 6) reflète particulièrement cette tension.

Il est adressé à Léonie d’Aunet et son contenu demeure à ce jour éminemment cryptique. Hugo est toujours resté, pour des raisons qui s’imaginent aisément, ayant à ménager tout à la fois une épouse – Adèle, et une compagne quasi officielle – Juliette, assez évasif sur les commencements et les développements de la passion amoureuse qui l’unit à Léonie d’Aunet, devenue en 1840 l’épouse du peintre de la monarchie de Juillet, François-Auguste Biard. Jean-Marc Hovasse fait remonter la liaison à 1841 [23]. On sait qu’elle fit scandale à l’occasion du flagrant délit d’adultère en juillet 1845, Hugo étant alors pair de France. Les relations se poursuivirent néanmoins en sourdine, sans compter le soutien moral et financier et les hommages sentimentaux dont témoigne ce dessin, somme toute assez tardif dans l’histoire de la liaison entre les deux amants. Ce qui retient l’attention, c’est que si le lavis s’engage, via la représentation du paysage, sur la voie de la mimesis, il obéit simultanément à un principe de deixis et à un phénomène de symbolisation. L’embrayeur de ce processus se trouve bien sûr dans l’inscription « SOUVENIR » et c’est elle qui va transformer les monuments de la capitale représentés en une multitude de « signaux » tout à la fois visuels et mémoriels. Au mot « Souvenir » sont associées des dates commémoratives – 23 novembre, 29 décembre, 1er janvier, 6 novembre, 2 juillet, 9 août, 14 septembre, 22 novembre – dont le sens n’a pas été totalement éclairci [24]. Hugo était coutumier de ces énigmes. Elles fourmillent dans ses romans et certains de ses dessins galants reprennent le même principe, ainsi qu’on peut le voir par exemple dans le célèbre et superbe dessin adressé à la même Léonie vers 1858 : « Sous vos pieds, Leo Victor Victus Leana » (fig. 7).

Dans le cas qui nous intéresse, le dispositif textuel a été prémédité, comme en témoigne le dessin brouillon (fig. 8) qui intègre déjà le projet de titre et la ligne graphique des monuments.

Ce qui fait également dispositif dans le dessin final est la technique employée par Hugo : le dessin au lavis se trouve associé au procédé du pochoir, dont la matrice [25] a d’ailleurs été conservée par le poète. Le souvenir devient littéralement empreinte, trace de ce qui disparaît [26]. Le dessin transactionnel offert en hommage à la dame des lointains manifeste précisément cela. L’absence. Le dispositif fait signe plus qu’il ne raconte. Il est un index, une sorte de sommaire à vocation déictique qui dessine en creux les contours de celui qui a disparu de l’horizon de la capitale. Un corps d’amant et d’exilé que la proscription tout autant que la raison du cœur maintiennent éloigné de Léonie d’Aunet.

C’est peut-être sur les enjeux de cette corporéité virtuelle qu’il conviendrait de s’attarder pour finir. Revivifiant la pratique ancienne des arts de la mémoire, le panorama autorise l’effectuation d’un trajet mental incorporé. Un corps virtuel se déplace potentiellement dans le paysage, dans le site proposé par le dispositif optique. Le panoramiste de la fin du XIXe siècle, Charles Castellani vante à cet égard dans ses mémoires [27] ce qui est à ses yeux le grand mérite du panorama en comparaison de la peinture traditionnelle. Son caractère immersif suscite un mécanisme de projection de la part de l’observateur qui peut se transporter à l’intérieur du paysage offert à sa contemplation :

 

Si vous ne pouvez pas entrer dans nos toiles, vous y promener, y voler par la pensée, nous avons tort, et vous êtes volés vous-mêmes ; si au contraire, nos drames, nos idylles, nos récits de combats vous empoignent, vous étreignent, vous transportent hors du monument qui enclot notre œuvre, nous avons raison et nous sommes des maîtres ès-arts.

 

Cette capacité du dispositif panoramique à transporter le spectateur à l’intérieur de la toile était déjà activée par Chateaubriand lorsqu’il évoquait les méandres de la route empruntée par cet éternel Homo viator. Le bon Payot, rapporté par Alexandre Dumas, ne disait pas autre chose, mêlant intimement la vision du Diorama et la reconnaissance mentale des lieux :

 

— Oh ! (…) c’est toujours bon de revoir son pays, même en peinture. Vous autres Parisiens, vous n’avez pas de pays (…). Il faut être né dans un village, voyez-vous, pour comprendre ce que c’est : à Chamouny, il n’y a pas une maison que je ne voie de loin comme de près ; dans cette maison, pas un homme qui me soit étranger, et dans le cimetière, pas une tombe que je ne connaisse ; je n’ai qu’à fermer les yeux, et je revois tout […].

 

Point de vue de Savoyard, certes, et de montagnard contre le citadin que contredit pourtant la pratique de Victor Hugo. Il est en effet un chapitre des Misérables, « Les zigzags de la stratégie » (II, V, 1) dans lequel le narrateur retrouve son identité d’auteur et le romancier sa condition d’exilé. Ce chapitre [28] est une réponse à la dédicace que Baudelaire avait adressée à Hugo dans son poème « Le Cygne ». Par ces lignes, Hugo semble comme affirmer que son cœur de mortel ne change pas, qu’il continue de conserver mentalement et affectivement les tracés précis de la capitale, la forme de cette ville qu’il a dû quitter pour l’exil. C’est par le biais d’une évocation panoramique, textualisée, que se construit cette affirmation :

 

Voilà bien des années déjà que l’auteur de ce livre, forcé, à regret, de parler de lui, est absent de Paris. Depuis qu’il l’a quitté, Paris s’est transformé. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte inconnue. (…) Par suite des démolitions et des reconstructions, le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu’il a religieusement emporté dans sa mémoire, est à cette heure un Paris d’autrefois. Qu’on lui permette de parler de ce Paris-là comme s’il existait encore [29].

 

Lorsque Hugo écrit ensuite qu’il « ignore le Paris nouveau » et qu’il « écrit avec le Paris ancien devant les yeux », il dit tout à fait vrai. Il a ce Paris sous les yeux, ou à tout le moins dans l’œil, parce qu’il l’a dessiné, qu’il en a précisé la silhouette, avant même le dessin à Léonie d’Aunet de 1864, dans l’arrière-plan crépusculaire d’une vue de la capitale en 1850, juste avant l’exil (fig. 9).

On y décèle, mais dans une perspective inversée, le même chapelet de monuments qui fera retour dans le dessin de 1864 : les noires tours de Notre-Dame, la silhouette plus blafarde du Panthéon, autant de références à la carrière publique de l’écrivain, mais aussi des résonnances plus intimes si l’on songe que le point de vue adopté pour ce dessin est celui du Nord de la capitale, alors que Hugo résidait rue de la Tour d’Auvergne. La remémoration panoramique, au travers de la posture qu’adopte le poète dans le chapitre des Misérables apparaît dès lors comme un acte de résistance. Et l’on peut conjoindre dans un même esprit l’anamnèse à laquelle il se livre par l’écriture dans les « Zigzags de la stratégie » et, dans le dessin à Léonie d’Aunet, la réeffectuation graphique par la main, métonymie du poète, d’une trajectoire dans l’espace de la capitale. Il s’agit bien pour Hugo d’imposer la présence de son corps de proscrit déambulant virtuellement dans les rues de Paris interdites pour lui par l’exil.

En définitive, le recours aux dispositifs optiques panoramiques et dioramiques, ces machines à voir du XIXe siècle, ne concerne donc pas seulement un contenu existentiel qui s’étoilerait sur l’écran de la représentation, mais il traduit encore l’expérience de remémoration elle-même, épreuve qui dit parfois les mises en défaut de la mémoire individuelle, ou pour le dire en analogie avec la lumière qui éclaire incidemment la toile tendue du Diorama, ses défaillances. La plasticité du dispositif entre en résonance avec un certain régime du souvenir, constitué de glissements furtifs, de mises en perspective qui renouvellent associations et agencements, de brusques éclairages qui rejettent dans l’ombre des pans entiers de l’existence. Il n’est sans doute pas anodin, enfin, que l’expérience du Diorama et des panoramas surgisse en contexte de réminiscences liées au deuil, à la mélancolie ou à la proscription. Sans doute, par leur capacité à faire exister le sujet observateur tout à la fois de manière virtuelle et incorporée, les machines à voir, analogues en cela à l’écran de cinéma tel que l’envisage Stanley Cavell, font-elles « apparaître l’exil (…) comme notre condition naturelle » [30].

 

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[18] La Vallée de Sarnen. Nouvelle dédiée à MM. Bouton et Daguerre, inventeurs du diorama. Par Mme J. D. [Jenny Dufourquet], Paris, chez les Marchands de nouveautés, et au Diorama, 1823. Le Diorama, ouvert en juillet 1822, montrait deux tableaux aux spectateurs : La Vallée de Sarnen par Daguerre, archétype du paysage romantique suisse et La Chapelle de la Trinité dans l’Eglise de Canterbury par Bouton.
[19] Source G. Le Gall, La Peinture mécanique. Le Diorama de Daguerre, Mare & Martin, p. 43.
[20] Voir sur ce point J.-L. Baudry, « Le dispositif : approches métapsychologiques de l’impression de réalité », dans Communications, 23, 1975, pp. 56-72.
[21] A. Dumas, Impressions de voyage, Paris, Dumont, 1837, t. V, pp. 392-400. Le récit fut publié dans la Revue des Deux Mondes, 1836, pp. 46-66, sous le titre « Voyages de Gabriel Payot ». Le voyage de Dumas en Suisse date de 1832.
[22] « Vous m’avez montré le pays » dit Payot à Dumas, il « faut que j’y retourne ».
[23] Voir J.-M. Hovasse, Victor Hugo, Paris, Fayard, « Histoire », t. I, p. 929.
[24] Voir J. Gaudon, art. cit.
[25] V. Hugo, « Souvenir », Pochoir, Paris, Maison de Victor Hugo, inv. 2648.
[26] Sur ce point, voir D. Gleizes, « En marchant, en écrivant. L’inscription du corps en mouvement dans la pratique graphique de Victor Hugo », dans J.-M. Hovasse (dir.), Genesis, n° 45, 2017, pp. 83-98.
[27] Ch. Castellani, Les Confidences d’un panoramiste, aventures et souvenirs, Paris, Dreyfus et D’Alsace, 1895, p. 237.
[28] A propos des liens entre ce début de chapitre des Misérables et le poème « Le Cygne » de Baudelaire voir J.-M. Hovasse, « Les signes de Hugo au Cygne de Baudelaire », dans C. Millet, F. Naugrette, A. Spiquel (dir.), Choses vues à travers Hugo. Hommage à Guy Rosa, Presses universitaires de Valenciennes, 2007, pp. 367-376.
[29] V. Hugo, Les Misérables, « Les zigzags de la stratégie », II, V, 1, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1985, p. 353.
[30] Voir St. Cavell, La Projection du monde (The World Viewed. Reflections on the Ontology of Film, 1979), Paris, Belin, 1999, p. 71, et L. Jullier et G. Soulez, Stendhal, le désir de cinéma, Paris, Séguier Archimbaud, « Carré Ciné », 2006, p. 20.