Souvenir-Panorama : machines à voir
et mémoire de soi au XIXe siècle

- Delphine Gleizes
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Fig. 3. « Diorama de Daguerre », 1859

Fig. 4. V. Hugo, sans titre, 1854

Quant à la dernière partie du texte de Chateaubriand, elle procède par construction des plans et mêle perspective géométrique – les collines s’étagent, le sentier serpente dans le vallon – et perspective atmosphérique évoquée au final par le « soleil brûlant » et l’« horizon brumeux ». Tous ces plans eux-mêmes partiellement mouvants les uns par rapport aux autres, s’organisent depuis le regard du spectateur. Selon un mécanisme de déploiement de la mémoire involontaire fréquent chez Chateaubriand, les espaces-temps s’associent et se surimposent par tout un jeu d’interpolations. Cependant, à y regarder de plus près, la façon dont Chateaubriand appréhende ici les mécanismes de la mémoire intime ne relève pas du seul dispositif panoramique stricto sensu, mais d’une machine à voir hybride et complexe. Elle combine en effet d’une part l’appréhension sans cadre de l’espace paysager, le jeu des plans et de la profondeur de champ, propres au panorama et d’autre part les changements d’image à vue qu’animent, dans le Diorama [12], la réflexion et la réfraction de la lumière sur la toile rendue translucide (fig. 3).

Analogue en cela au principe anglais des Dissolving Views, le Diorama peut très progressivement instaurer des ambiances alternativement nocturnes et diurnes. Le mouvement de la scène est alors assuré par les crescendos et decrescendos d’une lumière qui naît et bientôt défaille avant que l’œil n’ait acquis la pleine conscience de la transformation opérée. C’est très précisément ce processus de mise en correspondance et de substitution des motifs que décrit Chateaubriand lorsqu’il note que « viennent se superposer sur la même toile les sites et les cieux les plus divers » au gré de la réminiscence des épisodes d’une vie passée. La défaillance de la lumière dans le fondu enchaîné va de pair avec le léger retard que la conscience met à s’accommoder de/à la scène disparue. Un décalage qui prend parfois des accents poignants. Retournons du côté des dessins hugoliens avec ce lavis de 1854 (fig. 4) très souvent rattaché au souvenir du départ de Victor Hugo pour l’Angleterre, depuis la Belgique son premier exil et le port d’Anvers sur le Ravensbourne, le 1er août 1852.

Le dessin est contemporain de l’écriture d’un poème des Contemplations daté de décembre 1854 mais vraisemblablement composé à l’été 1855 (V, 15, « A Alexandre D. »), qui évoque l’adieu du poète à Alexandre Dumas, venu l’accompagner sur le quai.

 

La roue ouvrit la vague, et nous nous appelâmes :
– Adieu ! – Puis, dans les vents, dans les flots, dans les lames,
Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont,
Vibrant comme deux luths dont la voix se répond,
Aussi longtemps qu’on put se voir, nous regardâmes
L’un vers l’autre, faisant comme un échange d’âmes ;
Et le vaisseau fuyait, et la terre décrut ;
L’horizon entre nous monta, tout disparut ;
Une brume couvrit l’onde incommensurable ;
Tu rentras dans ton œuvre éclatante, innombrable,
Multiple, éblouissante, heureuse, où le jour luit ;
Et moi dans l’unité sinistre de la nuit.

 

A la dynamique du poème qui proportionne le changement de la vue à l’accroissement de la distance entre le bateau et le quai, mais aussi et surtout à l’altération de la lumière absorbée par la brume, puis par la nuit, répond le sfumato du dessin, parfois désigné comme « Souvenir d’Anvers » et dont les contrastes d’éclairage engendrés par l’utilisation du pochoir rappellent les tableaux dioramiques.

En tout état de cause, lorsque le souvenir transite, pour se formuler, par le biais des dispositifs panoramiques et dioramiques, il acquiert une présence spectrale et fantomatique. Un exemple pourrait encore en être fourni sous la plume de Chateaubriand, dans les Mémoires d’outre-tombe. Au moment des Cent-Jours, alors qu’il est à Gand, qu’il contemple « les barques glissant sur d’étroits canaux » et qu’il laisse, pensif ses « yeux errer sur les clochers de la ville », Chateaubriand écrit très joliment « l’histoire m’apparaissait sur les nuages du ciel ». Et comme ressuscités, émergent des lignes qui suivent les événements marquants de la ville dont bruissent les chroniques. Comment ne pas lire dans cette structure écranique un avatar combiné du Diorama et du panorama ? D’autant qu’à cette évocation de l’histoire collective succède bientôt celle de l’histoire intime, selon le principe d’interpolation déjà évoqué :

 

Les édifices de Gand me retraçaient ceux de Grenade, moins le ciel de la Vega. Une grande ville presque sans habitants, des rues désertes, des canaux aussi déserts que ces rues […] [13].

 

Grenade, la ville des amours partagées avec Natalie de Noailles au retour du Grand Tour de Paris à Jérusalem entrepris en 1807 hante les écrits de Chateaubriand [14] et par un effet de persistance rétinienne la cité andalouse semble ici se substituer au décor flamand de Gand. La vacuité des lieux évoqués, exempts de présence humaine, vient encore favoriser le glissement des images mémorielles. C’est également un autre point de convergence avec l’esthétique des panoramas. Les théoriciens contemporains de ce spectacle avaient souligné que les effets immersifs du panorama étaient d’autant plus forts qu’aucun point de comparaison ne pouvait être trouvé par le spectateur pour dissiper l’illusion déployée sous ses yeux. Il convenait en particulier de bannir – ou à tout le moins de limiter autant que possible – ce qui était susceptible de convoquer le mouvement : animaux ou silhouettes humaines. Ainsi, écrit Aubin-Louis Millin dans l’article « Panorama » de son Dictionnaire des beaux-arts [15], « la nature inanimée tout dans son ensemble est le véritable domaine du panorama ». Bref, un univers d’où le vivant, d’où le mouvant s’absentent.

Dans le texte du mémorialiste, tout se passe également comme si le vide, la fixité des lieux assuraient l’interpolation des espaces-temps. Paradoxalement, les effets d’anamnèse sont plus forts lorsque la « scène » se trouvant en quelque sorte désertée par toute présence humaine, elle acquiert une valeur spectrale, émotion ressentie par bien des spectateurs de panoramas. « Quel tumulte ! mais quel silence ! » [16] s’exclame Maxime Du Camp devant les panoramas de bataille du colonel Jean-Charles Langlois. « Quel tumulte ! mais quel silence ! » : ce pourrait être également un pertinent commentaire de la façon dont le souvenir exerce son emprise sur le psychisme humain.

Pour autant, même si les machines à voir comme le panorama et le Diorama tendent de manière asymptotique vers l’illusionnisme le plus parfait, ce n’est pas seulement leur puissance mimétique que retient le texte littéraire ; c’est également leur fonction déictique. Pour le récit de soi, l’imitation du réel – paysage ou scène – ne résonne que par sa capacité, on vient de l’entrevoir, à renvoyer à un ailleurs intime de la représentation. L’artefact de la toile peinte a une fonction d’embrayeur : il désigne et non pas représente, un pan du souvenir qui demeure invisible et inaccessible. Ainsi s’opère également le lien entre la mémoire collective qui s’expose (telle bataille, tel site remarquable, tel événement de la chronique) et le souvenir personnel qui reste en quelque sorte hors-champ.

Ces machines à voir suscitent des mécanismes projectifs, appelant à l’identification de l’expérience individuelle avec ce qui se devine sur la toile. Aux débuts du Diorama, les témoignages, quoique plus ou moins romancés, abondent. Sans les prendre pour argent comptant, il faut néanmoins y percevoir des accents de vérité. Ainsi par exemple de ces anecdotes trouvées chez Mme Berchet dans son Nouveau Tableau de Paris : « On sait que madame la duchesse de Berry, étonnée de la ressemblance, de la similitude qu’elle aperçut entre des tableaux du Diorama et un coteau de Naples son pays demanda avec insistance qu’on agitât la toile, cause de son illusion ; son souhait fut accompli sur le champ » [17].

Il n’est peut-être pas anodin que le souvenir suscité par le Diorama soit très souvent lié au sentiment d’éloignement de la patrie. Le Diorama sert de théâtre à l’expression du deuil et de la mélancolie. Sa capacité à transporter le spectateur dans un espace-temps distinct de l’expérience vécue métaphorise et modélise le sentiment de l’exil. L’une des plus célèbres scènes du Diorama de Daguerre, en 1831, avait d’ailleurs été le tombeau de Napoléon à Sainte-Hélène, lieu de l’exil par excellence. Et de Gand à Anvers, de Chateaubriand à Victor Hugo, c’est encore la même expérience de la proscription politique qui trouve à se formuler.

 

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[12] On sait que le Diorama mis au point en 1822 par Daguerre et Bouton reposait sur un savant jeu de lumières qui permettait de faire apparaître et disparaître les motifs peints sur la toile par des effets de fondu enchaîné. Voir Génie du christianisme, IIIe partie, livre V, chap. 3, « Des ruines en général. – Qu’il y en a deux espèces », Paris, Garnier Flammarion, P. Reboul éd., 1966, t. II, pp. 40-42.
[13] Fr.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe [1848], IIIe partie, 1re époque, livre V, chap. 9, Op. cit., t. II, pp. 584-585.
[14] Qu’il s’agisse de la fiction (la Velléda des Martyrs et la Bianca des Aventures du dernier Abencérage) ou des Mémoires.
[15] A.-L. Millin, « Panorama », Dictionnaire des beaux-arts, Paris, chez Deray, Libraire, 1806, p. 39. Voir également P. Thompson « Essai d’analyse des conditions du spectacle dans le panorama et le diorama », Romantisme, 1982, nº 38, pp. 47-64 et B. Comment, Op. cit.
[16] M. du Camp, Souvenirs littéraires, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1882, t. I, p. 487.
[17] Marie-Caroline de Bourbon-Sicile (1798-1870), princesse des Deux-Siciles, est née à Caserte, en Italie, avant d’épouser Charles Ferdinand d’Artois, duc de Berry, fils de Charles X, assassiné en 1820. Mme C. Béchet, Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle, Paris, Librairie de Mme Charles-Béchet, 1834-1835, t. III, pp. 350-351.