Le journal photographique
de Raymond Depardon

- Jonathan Degenève
_______________________________

pages 1 2 3

Fig. 12. R. Depardon, sans titre, 1979

Fig. 13. R. Depardon, 1998, Boulevard du Port-Royal,
5e arrt

Fig. 14. R. Depardon, 1998, Boulevard
Saint Michel, 5e arrt

Il y a un troisième et dernier type de montage dans Paris Journal. C’est le récit du soi que j’ai évacué un peu rapidement tout à l’heure. Par « récit du soi », je veux dire qu’il s’agit de relater les faits et, partant, de fournir une structure d’accueil aux événements intimes. Cette dimension introspective n’est-elle pas du reste un poncif du journal ? Il n’est pas exagéré de dire que Depardon a provoqué une révolution en la matière avec Notes qui paraît en 1979, soit quatre ans avant le Manifeste photobiographique de Claude Nori. L’extraordinaire a consisté à prendre la parole de façon très personnelle sur les images d’un reportage qui n’avaient rien à voir avec ce qui se produisait dans le for intérieur du photographe. Depardon a trente-six ans à cette époque, vingt ans d’expérience dans le photojournalisme et il est las de « courir pour illustrer l’information » [8]. Il s’embarque alors pour le Nouristan en pleine guerre civile. Mais ce voyage ne répond pas à une commande. Il s’agit de « fuir un amour mal partagé », d’en « cuver [la] douleur », de « s’éclipser » et de « ne pas revenir trop tôt » [9]. D’où ces allers retours entre le sujet guerrier de la photo et les sentiments douloureux du photographe dans telle image, par exemple, qui montre des soldats inclinés dans une position de recueillement (fig. 12) :

 

J’ai deux nouveaux guides.
Je pense à toi.

 

Jeudi 30 novembre.
Nous dormons dans une grange et repartons tôt le matin.
Les seuls arrêts sont les moments de prière.

 

Paris Journal renoue donc avec Notes vingt-cinq ans plus tard dans la mesure où la disposition chronologique des photos est conservée et où, surtout, les légendes textuelles nous renseignent sur des états d’âmes, des souvenirs, des interrogations qui ne sont aucunement figurés par les images bien qu’elles en soient comme emplies. Chose plus frappante encore, le montage qui correspond souvent à ce récit du soi est mixte. Il joue à la fois sur la coprésence et la suite. Ainsi, à la page 323, on lit :

 

Je ne sais pas d’où viennent ces photographies ! Pourquoi faire des photographies dans la rue ? Pour lutter contre la fuite du temps ? Pour calmer mon impatience, par peur de la mort, pour penser à autre chose, pour regarder les autres, c’est-à-dire soi-même… les habitants de la même ville !

 

Il nous faut alors lever les yeux et regarder, au-dessus et à gauche, toutes ces personnes circulant sur les trottoirs du boulevard du Port-Royal en 1998. Depardon a évidemment réfléchi ici à son montage dans l’espace de la double page (fig. 13). Mais on peut aussi revenir en arrière et considérer d’un autre œil l’homme en train de retirer de l’argent à la page 321 (fig. 14). Même chose pour la femme de la page 318 (fig. 15 ). Et si c’était tous les parisiens qu’il fallait, durant le temps de ce livre, envisager à la lumière de ce regard qui se voit dans les autres ?

Je me demandais en introduction ce qu’il faut entendre par « montage » sous la plume de Depardon dans Paris Journal. Trois choses, ai-je répondu : la coprésence d’images et de textes; leur suite dans un enchaînement ; et, dans le cas de ce que j’ai nommé le récit du soi, le mélange de ces deux formes. Il me reste la seconde question : que penser d’un livre dont son auteur dit qu’il est faisable par tous, pour peu que chacun se donne la peine de photographier sa vie ? En fait, et contrairement à ce que j’ai cru de prime abord, il n’y a pas d’aimable coquetterie ni de fausse modestie dans ce passage de relais. Il renvoie plutôt, et jusque dans l’entreprise la plus égocentrée, à un fondamental désir d’ouverture sur l’autre, le dehors et l’avenir. C’est peut-être aussi une réminiscence. Dans Mythologies individuelles, Magali Nachtergael mentionne en effet un numéro de la revue Contrejour datant de 1978 et intitulé « Do it yourself » parce qu’il expliquait à l’amateur comment faire lui-même son propre album [10].

 

>sommaire
retour<

[8] R. Depardon, La Solitude heureuse du voyageur précédé de Notes, Paris, Points, 2006, p. 13.
[9] Ibid., pp. 13-14.
[10] M. Nachtergael, Mythologies individuelles. Récit de soi et photographie au 20e siècle, Amsterdam - New York, Rodopi, 2012, p. 219.