Territoires intimes du moi fragmentés
et fantasmés dans le roman graphique
espagnol contemporain

- Agatha Mohring
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Fig. 13. A. Saraiba, El hijo del legionario, 2015

Fig. 14. S. Uve, Los Juncos, 2006
A. Sanz, Llavaneres, 2015

Fig. 15. A. Sanz, Llavaneres, 2015

Ce sont donc les émotions qui priment, exactement comme lorsque Tijuana prend la forme d’un gigantesque dinosaure vert aux crocs acérés, hérissé de pointes (fig. 12 ). L’aspect fantastique et caricatural du monstre qui, par ses couleurs vives et ses disproportions ressemble à un jouet pour enfants, illustre la sensation que le moi-graphique éprouve à Tijuana : « Tijuana es como una ciudad gobernada por niños. Un dinosaurio que te puede aplastar en un momento. Después de ver una vez la dentadura desde muy cerca, ya no estuve muy a gusto en la ciudad » [61]. La légère déformation des échelles, ainsi que la posture exagérément terrifiée du minuscule moi-personnage renforcent le sentiment intime d’épouvante pour mieux le communiquer au lecteur. La libre répartition du texte et du dessin sur la page, la déréalisation et l’« iconisation » [62] pour le moins symboliques, informent donc les espaces du roman graphique, les lieux extérieurs et les territoires du moi, contribuant à ce que « la lectura de esas memorias sea un proceso igualmente intenso para el lector » [63]. Le lecteur, qu’il connaisse ou non les endroits qui apparaissent dans le roman graphique, a alors l’opportunité de s’y projeter intimement [64] à son tour, à travers la réflexivité de l’expérience d’autrui.

Le style graphique adopté, qui peut être qualifié d’intimiste, participe également de l’effet de ces récits de soi dessinés. Les trois auteurs que nous venons d’étudier renoncent volontairement à ce que Jan Baetens qualifie de « beau style » [65]. Le chercheur souligne la tendance contemporaine des romans graphiques autobiographiques ou autofictionnels à « préfère[r] un graphisme moins parfait, mais plus personnel, (…) plus rapide, plus direct, moins "joli" » [66]. Llavaneres, Los Juncos et El hijo del legionario s’inscrivent dans ce courant puisque leurs styles graphiques gagnent en intensité émotionnelle, spontanéité et authenticité ce qu’ils perdent en mimétique. Ils correspondent à la description que donne Susana Arroyo Redondo des romans graphiques intimistes contemporains centrés sur le moi, dont les auteurs sont

 

menos interesados en probar la fiabilidad de sus relatos que en ofrecer una imagen directa y espontánea (…) se caracterizan por un estilo de apariencia primitivo y descuidado. Mediante esta técnica de trazo elemental los autores pretenden potenciar la sensación de espontaneidad de su historia, favorecer la impresión de que los dibujos fueron abocetados en el calor del momento y nunca retocados después [67].

 

En ce sens, Arnau Sanz, Aitor Saraiba et Sandra Uve dessinent leurs expériences personnelles en utilisant un graphisme qui se rapproche de l’esquisse. Les aquarelles d’Aitor Saraiba traduisent des impressions sans case ni délimitation totalement fermée (fig. 13), laissant ainsi une grande place à l’interprétation et à la lecture sensible de la part du lecteur. Sandra Uve et Arnau Sanz travaillent au crayon, et construisent leurs planches en laissant les traces de leurs traits apparentes (fig. 14), créant une sensation d’inachevé dynamique et authentique. Ces traitements graphiques servent également la narration, rapprochant El hijo del legionario d’une hybridation entre le journal intime et le carnet de croquis, Los Juncos du journal intime dessiné et Llavaneres de l’album illustré. Dans cette dernière œuvre, le traitement subjectif au crayon de couleur, le choix des teintes primaires vives, la trace rappelant le coloriage, renvoient à l’imaginaire de l’enfance et « évoque[nt] l’empreinte qu’un lieu a pu laisser dans l’infinie disponibilité d’une mémoire d’enfant » [68], pour reprendre la réflexion de Jacques Samson. Cependant, il convient de souligner que cette impression est une construction visant à provoquer précisément ce type d’association lors de la lecture. En effet, des influences cinématographiques sont décelables dans les pages de Llavaneres (fig. 15), notamment dans le traitement et le détail des mouvements, le cadrage et l’enchaînement des vignettes, qui imitent les plans de films d’action. Les personnages sont élaborés avec une grande précision anatomique, dont serait également incapable un jeune enfant. Enfin, l’écriture manuscrite, conçue comme la trace intime [69] du corps de l’auteur sur l’espace de la planche [70], participe également de cette construction de l’illusion de la sincérité autobiographique dans les trois romans autobiographiques que nous avons analysés. Les ratures, contournements, soulignements, le changement de taille des lettres, la disposition irrégulière des paragraphes sur la page, contribuent à une impression de spontanéité, de proximité, et à une territorialisation intime de la parole des protagonistes sur la page.

 

Le roman graphique, média propice à l’exploration des territoires intimes ?

 

Ainsi, ces trois exemples de romans graphiques espagnols contemporains, emblématiques de la redéfinition actuelle du récit de soi en images, interrogent et mettent en tension les territoires de l’intime. C’est précisément la complexité de la mise en récit et en images du rapport intime au moi, à l’œuvre dans ces productions oscillant entre autobiographie et autofiction, qui est le vecteur [71] d’un questionnement sur les limites du roman graphique, et qui contribue à les repousser. Dans un contexte social et médiatique de brouillage des frontières entre le public et le privé, El hijo del legionario, Los Juncos et Llavaneres s’inscrivent dans la production de romans graphiques du XXI siècle qui « redessine[nt] (…) les contours de l’intime » [72] et problématisent la représentation de l’intériorité en réarticulant les rapports entre le texte et l’image. Ainsi, le roman graphique, par sa capacité à fragmenter le moi dans des personnages capables de malléabilité et de contradictions, morcèle les territoires de l’intime et permet d’appréhender l’altérité intérieure. En recomposant les relations de soi à soi, et du moi aux autres dans une dynamique intimiste, le roman graphique fait émerger de nouveaux procédés de mise en récit et en image de soi, régis par la réinterprétation émotionnelle, la projection subjective et l’imagination intime.

 

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[61] A. Saraiba, El hijo del legionario, Op. cit., non paginé, « Tijuana ressemble à une ville gouvernée par des enfants. A un dinosaure qui peut t’écraser en une fraction de seconde. Après avoir vu une fois ses dents de très près, je ne me suis plus vraiment senti à l’aise dans la ville ».
[62] R. Varillas Fernández, La arquitectura de las viñetas : texto y discurso en el cómic, Séville, Viaje a Bizancio, 2009, p. 57.
[63] S. Arroyo Redondo, « Formas híbridas de narrativa : reflexiones sobre el cómic autobiográfico », Escritura e Imagen, vol. 8, 2012, p. 123. « La lecture de ces souvenirs soit un processus tout aussi intense pour le lecteur » (consulté le 27 mai 2019).
[64] C. Berrocal, « Y tú, ¿qué eres? – Pintamonas », dans A. M. Peppino Barale (dir.), Narrativa gráfica, México, Universidad Autónoma Metropolitana, 2012, p. 239 (consulté le 27 mai 2019).
[65] J. Baetens, « Le roman graphique », dans E. Maigret, M. Stefanelli (dir.), La Bande dessinée : une médiaculture, Paris, Armand Colin, 2012, pp. 203-204.
[66] Ibid.
[67] S. Arroyo Redondo, « Formas híbridas de narrativa : reflexiones sobre el cómic autobiográfico », art. cit., pp. 114-115, « Moins intéressés par le fait de prouver la fiabilité de leurs récits que par celui de donner à voir une image directe et spontanée (…) ils se caractérisent par un style en apparence primitif et peu soigné. Grâce à cette technique du trait élémentaire les auteurs prétendent accentuer la sensation de spontanéité de leur histoire, renforcer l’impression que les dessins ont été esquissés dans le feu de l’action et n’ont jamais été retouchés postérieurement ».
[68] J. Samson, « L’"écobiographie" en bande dessinée », art. cit., p. 288.
[69] A. Altarriba, « La historieta : un medio mutante », art. cit., p. 2.
[70] H. Chute, Graphic Women : Life Narrative and Contemporary Comics, Op. cit., p. 11.
[71] B. Berthou, « L’autobiographie : pour une nouvelle bande dessinée ? », art. cit., pp. 7-8.
[72] F. Baillet, « Introduction : L’intime et le politique », dans F. Baillet et A. Regnauld (dir.), L’intime et le politique dans la littérature et les arts contemporains, Paris, Michel Houdiard, 2011, p. 11.