Territoires intimes du moi fragmentés
et fantasmés dans le roman graphique
espagnol contemporain

- Agatha Mohring
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Fig. 4. S. Uve, Los Juncos, 2006

Fig. 5. A. Sanz, Llavaneres, 2015

Fig. 6. A. Sanz, Llavaneres, 2015

Evolutions en territoires intimes : la réconciliation par l’altérité

 

Si le moi-personnage apparaît comme une identité morcelée et ambivalente, il ne s’agit en rien d’une fragmentation statique et inaltérable puisque les protagonistes apparaissent en mouvement perpétuel. Cette dynamique agit aussi bien physiquement, dans les cases, l’espace de la page qu’ils parcourent, les territoires fictionnels qu’ils traversent, les lieux dans lesquels ils voyagent, qu’au niveau de leur construction intérieure et personnelle. En effet, les personnages de Llavaneres, El hijo del legionario et Los Juncos semblent être en constante recherche d’eux-mêmes et redéfinition identitaire. En ce sens, ces trois romans graphiques sont moins des recueils de souvenirs de leurs auteurs que la mise en scène des changements intimes des personnages tout au long du récit. En effet, ces trois œuvres sont en rupture par rapport à un certain type de bandes dessinées au personnage principal inaltérable, inchangé d’une aventure à une autre [40]. Le principe de cette multiplication évolutive de soi le plus évident apparaît dans les changements physiques qui marquent le vieillissement progressif des personnages. Contrairement à certaines franchises qui gèlent ou lissent l’avancée dans l’âge de leurs protagonistes, se contentant le plus souvent d’en marquer les étapes les plus importantes : l’enfance et l’âge adulte, Aitor Saraiba, Arnau Sanz et Sandra Uve profitent du re-dessin perpétuel qu’implique le roman graphique pour figurer toutes les nuances du « moi diffracté » [41]. Dans Los Juncos, cette évolution est marquée par les nombreux voyages, déplacement, déménagements de la protagoniste à travers l’Espagne. Ils marquent les différentes étapes de sa vie, et font écho à des métamorphoses physiques. L’étude des visages du moi-personnage met en évidence le fait que ces dernières ne se limitent pas à un changement de coiffure (fig. 4). Les multiples portraits mis en récit permettent d’approcher l’intériorité avec justesse, de saisir l’être dans la complexité et l’hétérogénéité de ses métamorphoses internes. Ils « exhibe[nt] un nouveau caractère, une nouvelle variante, nuance ou tonalité au fond de laquelle se retire toujours plus l’"en-soi" » [42], pour reprendre la réflexion de Jean-Luc Nancy lorsqu’il théorise le portrait. Ainsi, les traits des visages, qui communiquent traditionnellement les pensées et sentiments des personnages [43], suggèrent des bouleversements intimes bien plus profonds, dus à des virages relationnels et à des inflexions émotionnelles. De cette manière, les expressions faciales de l’avatar reconstruit de Sandra Uve se font de plus en plus graves, désabusées et attristées à mesure qu’il vieillit. Il n’est donc ni imperméable aux étapes de la vie, ni exempt de contradictions, ce qui contribue à renforcer, pour le lecteur, l’impression d’authenticité et le caractère intimiste du récit de soi. Los Juncos exploite donc la ductilité et l’adaptabilité des personnages sériels et multiples, qui vivent, vieillissent [44], évoluent intellectuellement et émotionnellement au rythme de la lecture [45].

Si ces inflexions du moi peuvent se traduire dans le physique silencieux de chaque représentation des personnages, il convient de souligner que ces derniers se construisent intimement dans le dialogue du moi avec ce qu’Isabelle Decarie qualifie de « l’altérité en soi » [46], c’est-à-dire l’autre qui est en lui. Sa propre différence est notamment connaissable dans l’exploration des territoires intimes, qui se traduit par une dynamique introspective, que le roman graphique est particulièrement apte à rendre [47]. Dès lors, cette conception de « l’autobiographie comme dialogue » [48] de soi à soi, revendiquée par Shojiro Kuwase et Jean-Christophe Sampieri, justifie la mise en scène d’un dédoublement du moi-personnage afin de faire apparaître ce que Nicolas Monseu décrit comme la « part de l’altérité intérieure » [49]. L’une des manifestations les plus fréquentes de soi comme autre est polarisée par la confrontation aux souvenirs d’enfance, cristallisée dans le moi-personnage-enfantin. Celui-ci, à l’instar du moi-graphique adulte, relève d’une construction cherchant à provoquer un effet d’intime sur le lecteur. En effet, comme le rappelle Philippe Lejeune,

 

[…] il ne s’agira plus de se souvenir, mais de fabriquer une voix enfantine, cela en fonction des effets qu’une telle voix peut produire sur un lecteur plutôt que dans une perspective de fidélité à une énonciation enfantine qui, de toute façon, n’a jamais existé sous cette forme [50]

 

Llavaneres interroge précisément, à travers une narration rétrospective, ce dialogue entre la part adulte et infantile du moi en réunissant, dans le territoire fantasmé du village dans lequel l’auteur avait passé ses premiers étés, le moi-graphique adulte et son jeune double. Deux temporalités distinctes entrent ainsi en relation et en tension dans un même espace. Arnau Sanz cherche à marquer l’opposition entre l’enfance et l’âge adulte de manière narrative et visuelle. Cette prise de position ne l’empêche cependant pas d’exploiter les possibilités de variations dans la construction de son moi-personnage-enfant. En effet, il reflète l’antagonisme des caractères et des réactions entre le protagoniste adulte et son double infantile en multipliant les représentations de ce dernier grandissant, jouant, évoluant d’un paysage à un autre, toujours en mouvement, face à son aîné statique, qui se déplace majoritairement en voiture (fig. 5). Ce décalage entre les protagonistes âgé et jeune est renforcé par un jeu d’opposition chromatique qui dévoile l’idéalisation des étés appartenant au passé (fig. 6). Ce récit de l’enfance, qui correspond à l’« autobiografía de la Niñez » [51] théorisée par Rocío G. Davis, baigne les vacances familiales de jeunesse dans des couleurs chaudes rappelant la lumière et la canicule estivales et symbolisant l’insouciance de la préadolescence. A l’inverse, le présent de l’adulte est marqué du bleu glacial emblématique de l’existence solitaire et froide que ce dernier met en exergue lorsqu’il s’exclame : « ¡qué frío! » [52]. L’impossible réunion spatiale et temporelle entre l’adulte et l’enfant a lieu dans Llavaneres, afin de permettre au protagoniste de se réconcilier profondément avec lui-même. En effet, comme le soulignent Pepe Gálvez et Norman Fernández, la confrontation aux souvenirs d’enfance représente fréquemment la redécouverte des replis les plus secrets de l’intériorité et « el reencuentro consigo mismo » [53]. Ces retrouvailles ne se construisent pas uniquement dans des choix graphiques, elles s’appuient également sur une hybridation du discours narratif. Celui-ci mêle l’imitation ingénue de la voix infantile du jeune personnage, incapable de comprendre que son entourage grandit, et les explications patientes, distanciées et rétrospectives que lui adresse l’adulte à la deuxième personne du singulier. Le « je » et le « tu » se mêlent, formant parfois un « nous » ambigu, qui figure grammaticalement une tentative de réconciliation entre ces deux pôles de l’identité du protagoniste.

 

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[40] L. Gerlier, « La conquête de l’espace (touristes, héros volants et globetrotters) », Neuvième art 2.0, août 2012 (consulté le 27 mai 2019).

[41] Th. Groensteen, « Problèmes de l’autoreprésentation », dans Autobio-graphismes : Bande dessinée et représentation de soi, Op. cit., p. 56.
[42] J.-L. Nancy, L’Autre Portrait, Op. cit., p. 25.
[43] J. Baetens, H. Frey, The graphic novel : an introduction, New York, Cambridge University Press, 2015, pp. 174-175.
[44] Th. Groensteen, « Corps », Neuvième art 2.0, 2014 (consulté le 27 mai 2019).
[45] C. Mao, « L’artiste de bande dessinée et son miroir : l’autoportrait détourné », Comicalités , Paris, Université Paris XIII, Représenter l’auteur de bandes dessinées, mis en ligne le 28 septembre 2013, p. 9, paragraphe 17 (consulté le 27 mai 2019).
[46] I. Décarie, « Intime/extime », Spirale , n°222 Immigration, justice et diversité culturelle, septembre-octobre 2008, p. 38 (consulté le 27 mai 2019).
[47] J.-M. Trabado Cabado, « La novela gráfica en el laberinto de los formatos del cómic », La Novela grafica, poéticas y modelos narrativos, Op. cit., p. 43.
[48] S. Kuwase, M. Masuda, J.-C. Sampieri, « Introduction », Les destinataires du moi : altérités de l’autobiographie, Op. cit., p. 8.
[49] N. Monseu, « Ecrire et décrire : situations et enjeux », dans Phénoménologies littéraires de l’écriture de soi, Op. cit., p. 17.
[50] Ph. Lejeune, Je est un autre : l’autobiographie de la littérature aux médias, Paris, Seuil, 1980, p. 10.
[51] R. G. Davis, « El cómic y las autobiografías de la niñez : leer a Marjane Satrapi y Lynda Barry », La Novela grafica, poéticas y modelos narrativos, Op. cit., p. 289.
[52] A. Sanz, Llavaneres, Op. cit., non paginé, « Qu’est-ce qu’il fait froid ! ». Toutes les traductions des citations du présent article sont nôtres.
[53] P. Gálvez, N. Fernández, Egoístas, egocéntricos y exhibicionistas : la autobiografía en el cómic, una aproximación, Op. cit., p. 41, « les retrouvailles avec soi-même ».