Territoires intimes du moi fragmentés
et fantasmés dans le roman graphique
espagnol contemporain

- Agatha Mohring
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Fig. 7. S. Uve, Los Juncos, 2006

Fig. 8. A. Saraiba, El hijo del
legionario
, 2015

Fig. 9. A. Saraiba, El hijo del legionario, 2015

Fig. 10. A. Sanz, Llavaneres, 2015

Fig. 11. S. Uve, Los Juncos, 2006

Fig. 12. A. Saraiba, El hijo del legionario, 2015

Ces réunions intimes ne s’effectuent pas seulement dans les rapprochements des discours des personnages ; ils se manifestent également à travers des dynamiques spatiales. Il n’est pas anodin de constater, au sein des trois œuvres, la fréquente reconduction du thème du voyage, s’accompagnant d’une représentation relativement détaillée des moyens de transport permettant de connecter des territoires intimes qui avaient été symboliquement séparés. L’évolution des protagonistes et le degré de leur reconstruction personnelle et intérieure se problématisent dans les espaces qu’ils traversent, les villes qu’ils quittent et les lieux qu’ils regagnent, nostalgiques. De cette manière, le personnage principal de El hijo del legionario fractionne son identité et la dissémine dans les différents endroits où il a vécu. Dès lors, quand il quitte la ville de son enfance Cuenca pour partir faire ses études à Manchester, il laisse une facette de sa personnalité derrière lui pour partir à la découverte d’une part de lui qu’il ne connaît pas encore. Cette volonté d’explorer des territoires intimes méconnus se traduit dans son hypothèse : « a lo mejor me fui de Cuenca porque quería estar lejos de quien era (…) me fui a Manchester » [54].

Les trajets dans des moyens de transport divers sont aussi des lieux et des moments privilégiés pour les réflexions introspectives. C’est précisément parce qu’il retourne à Llavaneres que le personnage adulte se remémore son enfance, et tente de rétablir la profonde relation qu’il entretenait avec son cousin. De son côté, la protagoniste de Los Juncos profite d’un voyage en train à Huesca pour analyser rétrospectivement les relations amoureuses qu’elle a vécues et qui ont construit sa personnalité (fig. 7). L’aéroport de Barcelone est également le lieu où elle retrouve l’une de ses amours perdues, qui l’amène à remettre en question ses sentiments et son identité. De la même manière, le voyage retour de Manchester à Cuenca dans El hijo del legionario permet au protagoniste de faire le bilan sur ses expériences vécues et d’affirmer : « [l]o bueno es que ya no somos los mismos que cuando vinimos » [55] (fig. 8). La reconfiguration identitaire et émotionnelle des territoires de l’intime des personnages dans le voyage est également symbolisée par une relation particulière entre leur corps et les moyens de transport, qui semblent parfois se confondre (fig. 9). Ces hybridations intimistes et non réalistes amorcent un processus de projection et de construction de l’intimité des protagonistes sur des territoires fantasmés.

 

Construction de soi et projection intime sur des territoires fantasmés

 

Le traitement figuratif des lieux où évoluent les personnages de ces trois romans graphiques crée de prime abord l’impression qu’ils fonctionnent comme des supports sur lesquels se décantent les émotions des personnages et se construisent les protagonistes. Ils semblent servir de toile de fond, « fruto de un maquillaje previo, de una escenificación » [56], pour reprendre la description de Pepe Gálvez et Norman Fernández. En effet, la piscine de Llavaneres, espace central de la narration, ne présente pas de caractéristique différentielle (fig. 10). Elle est relativement commune, et semble même interchangeable avec celles d’autres résidences de vacances espagnoles. Les plages qui parsèment Los Juncos sont également relativement similaires (fig. 11), bien que l’on puisse alléguer que les joncs constituent un signe distinctif par rapport à d’autres littoraux. De la même manière, la ville dans laquelle vit le père du protagoniste de El hijo del legionario est symbolisée par quatre immeubles schématisés, qui pourraient se situer dans n’importe quelle métropole. Cette utilisation et cette absence de précision géographique des lieux dans lesquels évoluent les protagonistes donnent l’impression d’une mise en scène de soi artificielle. Les villes font alors l’effet de décors préconstruits et installés dans lesquels les personnages jouent et racontent leur vie.

Cependant, l’appropriation et la transformation intimes des territoires ne résident pas dans l’exactitude des indications géographiques ou architecturales utilisées pour reproduire certains espaces dans le roman graphique. En effet, ce processus n’est en rien lié à une objectivation des lieux ; au contraire, la re-territorialisation intime peut s’effectuer à travers la projection de l’intériorité sur un espace extérieur. Ce procédé modifie la perception du monde en en changeant l’aspect, puisque l’autobiographie ne réside plus uniquement dans l’espace intérieur introspectif, mais se déplace dans un milieu subjectivé. Le récit dessiné de soi relève alors de l’« écobiographie » [57], pour reprendre le concept développé par Jacques Samson. Selon le chercheur, dans ce type d’autobiographie, « la perception de soi paraît réinventée » [58], puisqu’elle n’est plus tendue vers l’intérieur, mais se cristallise au contraire dans l’extériorité du milieu et cherche « à subjectiviser le territoire » [59]. Une interdépendance réciproque entre territoires et intériorité est donc observable. D’une part, dans la mesure où l’identité intime se projette sur l’espace environnant qu’elle informe afin de développer leur portée symbolique ; d’autre part puisque l’intériorité se construit également sous l’influence de certains lieux. C’est cette interaction qui implique, toujours selon Jacques Samson, « la fusion de l’imaginaire et du territoire » [60], bien éloignée des arrière-plans décoratifs.

L’« écobiographie » nous permet alors de nous concentrer davantage sur la dimension sensible et les propriétés graphiques des territoires représentés. Ce changement de perspective contribue à une réinterprétation du manque de spécificité géographique des lieux représentés en faveur de leur potentiel symbolique. Les territoires habités par les personnages et représentés dans El hijo del legionario reflètent une volonté non plus de reproduire fidèlement les villes, leur architecture, leur position géographique, mais de mettre en avant la perception intime qu’en ont les protagonistes. Pour ce faire, l’auteur met l’accent sur le sensible, et n’hésite pas à schématiser les territoires urbains et ruraux, voire à les effacer et à les remplacer par des éléments symboliques dévoilant des impressions subjectives. Ainsi, lorsque l’auteur représente le village de sa naissance (fig. 12), c’est moins l’architecture typique de Talaveira de la Reina qu’il cherche à retranscrire que l’ambiance pittoresque, le calme bucolique et idéalisé de ce petit hameau, dont il s’est pourtant lassé à l’adolescence. Dès lors, ce paysage apparaît dans sa dimension la plus fantasmée, puisque les arbres et les petites maisons renvoient à un style graphique proche des dessins d’enfants, laissant transparaître une certaine nostalgie. Le choix de ce type de représentation, qui privilégie le sensible à la localisation immédiate, s’inscrit donc dans une dynamique écobiographique, telle que l’entend Jacques Samson, car Aitor Saraiba projette les souvenirs de ses émotions d’enfance sur un paysage idéalisé qu’il réinvente graphiquement. Les lieux auxquels l’auteur fait référence peuvent même disparaître, pour ne laisser qu’une trace de sensation sur la page. C’est notamment le cas de Manchester, dont le décor est effacé puisque s’y substitue une aquarelle grisâtre, tirant sur le marron (fig. 12). Les taches de couleurs font donc office de paysage urbain, dévoilant non seulement l’ambiance froide et pluvieuse de la ville telle qu’elle est perçue par le protagoniste, mais également la tristesse et la solitude de ce dernier, à la lueur de laquelle il réinvente son séjour en Angleterre.

 

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[54] A. Saraiba, El hijo del legionario, Op. cit., non paginé, « peut-être que je suis parti de Cuenca parce que je voulais m’éloigner de celui que j’étais (…) je suis allé à Manchester ».
[55] A. Saraiba, El hijo del legionario, Op. cit., non paginé, « [l]e côté positif, c’est que nous ne sommes plus les mêmes que lorsque nous sommes partis ».
[56] P. Gálvez, N. Fernández, Egoístas, egocéntricos y exhibicionistas : la autobiografía en el cómic, una aproximación, Op. cit., p. 82, « fruit d’un maquillage antérieur, d’une mise en scène ».
[57] J. Samson, « L’"écobiographie" en bande dessinée », dans Autobio-graphismes : Bande dessinée et représentation de soi, Op. cit., p. 271.
[58] Ibid.
[59] Ibid.
[60] Ibid., p. 273.