Le roman graphique et l’autobiographie :
le cas de Maus d’Art Spiegelman (1986, 1991)

- Christophe Gelly
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Fig. 13. A. Spiegelman, Maus, 1987

Fig. 14. A. Spiegelman, Maus, 1992

Fig. 15. A. Spiegelman, Maus, 1992

L’image ne dit donc pas tout en elle-même, car elle exprime un contenu (manifeste ou latent) entre les récits et les niveaux narratifs. Ce surplus de sens apporté par l’intertextualité « interne » au récit, par ce jeu entre deux ou plusieurs énonciations, vient constamment rappeler l’urgence dans laquelle se déroule la narration de son passé par Vladek. Le récit de sa vie dans les camps de la mort est comme suspendu à la disparition prochaine du père, qui survient avant l’achèvement du projet artistique (nous l’apprenons au cours du volume 2). Le cadre énonciatif dans lequel ce témoignage est apporté dramatise – comme lors de l’attaque cardiaque de Vladek – l’imminence d’une perte (définitive ?) de la mémoire. Plus encore, cette interaction entre les niveaux narratifs manifeste la possibilité du malentendu, la manière dont le récit second, celui d’Art, peut « manquer » le récit premier de Vladek. Ce danger est présenté comme inhérent à la nature iconique du médium. Dans la scène (vol. 1, p. 90, fig. 13) où Art et Françoise conduisent Vladek dans un supermarché où il va tenter de faire reprendre des marchandises entamées et achetées par Mala avant qu’elle ne le quitte (il y parviendra… en expliquant au gérant du magasin son statut de survivant de la Shoah et en parlant de sa femme qui vient de le quitter), le couple (Art et Françoise) attend le vieil homme dans la voiture et commente ainsi son attitude qu’ils observent à travers le pare-brise :

 

FRANÇOISE : (Soupir). J’aurais préféré me suicider que de vivre tout ça.
ART : Quoi ? Te faire rembourser ?
FRANÇOISE : Non. Tout ce qu’a vécu Vladek. C’est un miracle qu’il ait survécu.
ART : Mmm. D’une certaine manière il n’a pas survécu.
FRANÇOISE : Peut-être qu’on devrait rester quelques jours de plus avec lui. Il a besoin d’aide.
ART : Tu plaisantes ? On n’y survivrait pas.

 

Art et sa femme interprètent des images – non représentées, de surcroît, sur la page, et donc renvoyant à une scène hors-champ vue par les personnages à travers le pare-brise de leur voiture – et leur malentendu peut se lire comme mise en scène d’un échec de l’image à signifier « fidèlement ». Leur malentendu (purement linguistique) transfère au niveau du récit second (le projet d’Art Spiegelman de transcrire « en images » l’expérience de son père) une angoisse générale portant sur la capacité du médium à dire le passé. Encore une fois, l’interaction entre les deux récits développe une thématique relative à la difficulté à mener à bien le projet artistique – thématique qui trouve son expression bien plus entre les récits qu’à l’intérieur de chacune des deux énonciations.

La confrontation entre les deux récits survient également par le biais d’un autre médium, seulement référencé et non employé dans l’œuvre, qui est le médium sonore. On sait qu’Art décide d’enregistrer ses conversations avec son père pour ne pas perdre de temps en prises de notes, et pour conserver une trace fidèle de ces entretiens – qui ont d’ailleurs été reproduits sur le CD-Rom publié après la sortie de l’album et lors de l’exposition consacrée au travail d’Art Spiegelman au MoMA de New York [22]. Dans le volume 2 (p. 47, fig. 14), nous observons ainsi Art batailler avec ces enregistrements et revivre une scène enregistrée dans laquelle il s’efforce de ramener le discours de son père à son séjour à Auschwitz, alors que Vladek, comme à l’accoutumée, se remet à se plaindre de Mala et de son caractère dépensier. On peut bien sûr lire ici une mise en scène d’Art par lui-même, redevenant petit enfant (comme dans le volume 2, p 42), par crainte du conflit avec son père, et de son incapacité à sortir de cette relation de conflit qu’il vit constamment – et revit ici par médium interposé. Mais cette scène dramatise aussi la confrontation entre les deux récits – le présent de Vladek et Art versus le passé si difficile à retrouver. Il est essentiel que cette scène soit narrée sans images : nous ne voyons pas cette dispute, elle nous est relatée par l’enregistrement, lui-même retranscrit dans le texte. Cette « différance » du sens – au sens derridien —, ce déferrement, cet éloignement de la scène originale que le récit bédéique organise, exprime ici encore l’angoisse de la perte du sens premier de l’expérience du père. L’image est absente, momentanément, parce qu’elle ne peut plus jouer le rôle de lien entre les deux récits, entre le passé refoulé temporairement par le père et le désir insistant du fils de retourner à ce passé, alors que dans la stratégie générale de l’œuvre l’image vient matérialiser et re-présentifier ce passé. On ne peut lire cette scène, donc, que comme l’expression d’un doute sur l’image comme médium (véhiculée par la configuration particulière des niveaux narratifs), et la crainte de voir disparaître à jamais la représentation iconique une fois que ce qui la sous-tend (la voix de Vladek) aura disparu.

Il apparaît ainsi clairement que Maus articule une angoisse autour de la représentation biographique et autobiographique : l’angoisse de ne pas dire « correctement » le passé par le biais de l’image. C’est un affect culturellement très présent dans l’histoire des récits de la Shoah, confrontés à l’indicible du passé, et à l’insignifiance apparente de toute construction esthétique censée représenter la rencontre avec la barbarie — on connaît la formule d’Adorno sur l’impossibilité de la poésie après Auschwitz. L’œuvre développe plusieurs stratégies pour contrer cette angoisse, comme l’a montré notamment James E. Young [23], en s’efforçant de ne pas clore le récit et de préserver l’incertitude de la représentation – que ce soit à travers le rôle dévolu aux niveaux narratifs qui font émerger un sens caché, toujours différé, à interpréter entre les deux récits, ou par une distance assumée dans et par l’image avec la mimesis. Dire l’Holocauste est impossible, il convient alors de le suggérer, et d’inventer de nouveaux procédés artistiques pour cela. C’est cette esthétique de la suggestion – qui implique fortement le lecteur dans l’œuvre [24] – qui clôt Maus. Les dernières cases représentent un ultime dialogue entre Vladek et Art, dans lequel Vladek appelle Art par erreur « Richieu », le nom de son premier fils mort dans les camps. La dernière image (fig. 15) est celle de la tombe de Vladek et Anja, avec leurs dates de naissance et de mort, en dessous desquelles on lit : « Art Spiegelman 1978-1991 » (période sur laquelle furent réalisés les deux albums) [25]. Rien n’est explicite ici, mais il semble que ces dates soient aussi présentées comme étant celles de la naissance et de la mort d’Art Spiegelman. Une part de l’auteur disparaît avec l’achèvement de l’œuvre, le passé – Richieu survivant à travers Art – s’éteint avec la narration enfin achevée. L’image porte ici la marque discrète de son propre pouvoir de catharsis – elle n’aura pas été inutile au final – et la page se tourne malgré tout ce que l’auteur aura entrepris pour faire revivre le passé.

 

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[22] Voir M. Rothberg, « "We Were Talking Jewish" : Art Spiegelman’s Maus as "Holocaust" Production », art. cit., p. 671 ; J. E. Young, « The Holocaust as Vicarious Past : Art Spiegelman’s Maus and the Afterimages of History », art. cit., p. 691.
[23] J. E. Young, « The Holocaust as Vicarious Past : Art Spiegelman’s Maus and the Afterimages of History », Critical Inquiry, art. cit., p. 668.
[24] Voir L. A. Costello, « History and Memory in a Dialogic of "Performative Memorialization" in Art Spiegelman's Maus: A Survivor's Tale », The Journal of the Midwest Modern Language Association, Vol. 39, n°2, Special Convention Issue : « History, Memory, Exile », 2006, p. 29 et H. Chute, « Comics as Literature ? Reading Graphic Narrative », art. cit., p. 460.
[25] Sur cette dernière case voir également A. Huyssen, « Of Mice and Mimesis : Reading Spiegelman with Adorno », art. cit., p. 80 et E. M. Budick, « The Case of Art Spiegelman's Maus », art. cit., p. 394.