Le roman graphique et l’autobiographie :
le cas de Maus d’Art Spiegelman (1986, 1991)

- Christophe Gelly
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Fig. 3. A. Spiegelman, Maus, 1987

Fig. 4. A. Spiegelman, Maus, 1987

Fig. 5. A. Spiegelman, Maus, 1987

Fig. 6. A. Spiegelman, Maus, 1987

Fig. 7. A. Spiegelman, Maus, 1992

Fig. 8. A. Spiegelman, Maus, 1992

Fig. 9. A. Spiegelman, Maus, 1992

La réduction de l’expérience humaine de la Shoah dans et par le médium est volontaire chez Art Spiegelman, pour affronter crûment la difficulté de son projet artistique. C’est pour cela que l’auteur se contraint à une économie de moyens drastique, et choisit de dessiner à une échelle de 1:1 chaque case [11], pour se confronter à cet amoindrissement du réel par le narratif, mais aussi pour recentrer ce récit sur une force émotionnelle brute, véhiculée par un dessin lui aussi très direct et peu détaillé. Ainsi, pour relater la mort de Richieu (premier fils des parents d’Art, Vladek et Anja, qui périt dans les camps) quelques gros plans sur Anja et sur les amis du couple à qui Richieu a été confié, suffisent (vol. 1, pp. 81 et 109, figs. 3 et 4). Le récit, ici, à la fois signifie la conscience de ses propres limites face à l’incommensurable de la douleur individuelle, et affirme sa capacité, par l’image simple, stylisée, à émouvoir cependant. Less is more, ou pour reprendre l’analyse de Thomas Doherty : « Comic art – low definition, deep involvement, in Marshall McLuhan’s terms » [12].

On perçoit donc déjà dans cette première approche combien l’œuvre d’Art Spiegelman implique une réflexion portant sur le médium bédéique face à l’histoire et sur la possibilité par ce médium de redéfinir le mode d’écriture autobiographique. Cette question sur la capacité du récit autobiographique à relater le passé est dédoublée dans Maus par le fait que ce récit passe par la difficile captation du récit autobiographique précédent, celui du père, Vladek. On a vu que la métaphore animale, avec sa polysémie et, paradoxalement, la réduction qu’elle impose à la représentation, emblématise cette difficulté du récit à retrouver le passé. Je voudrais à présent examiner de plus près les modalités d’intégration de l’image dans ce récit autobiographique.

 

L’image et la distance

 

La question de l’image dans le traitement de l’autobiographie n’est pas uniquement celle de l’ambiguïté des images dans leur nature même – comme nous l’avons vu en traitant de la métaphore animale – mais c’est aussi celle de l’intégration de l’image dans le récit. Celle-ci est pratiquée de façon à créer une certaine distance chez le lecteur avec toute tentation d’illusion référentielle [13]. Prenons l’exemple des onomatopées – celles-ci apparaissent souvent comme signe de relâchement comique dans le récit, comme lorsque Vladek raconte comment tout le ghetto de Srodula a été malade après avoir mangé du gâteau fait en partie avec de la lessive à la place de la farine (vol. 1, p. 119, fig. 5) [14]. Cette place prépondérante des onomatopées dans la case – et la relégation du récit aux bandeaux supérieurs et intérieurs – renvoie la représentation au registre simpliste, presque enfantin, du médium bédéique, et semble demander au lecteur de prendre une certaine distance avec le médium. De même lorsque l’image apparaît trop « pauvre » pour véhiculer toutes les connotations, voire les dénotations du récit d’Art Spiegelman. Ainsi lors de la scène où Art revient chez son père après plusieurs péripéties portant sur les vêtements : Vladek a reproché à sa seconde femme Mala de ne donner qu’un cintre en métal et non en bois pour suspendre le manteau d’Art venu rendre visite à son père ; puis à la fin d’une séance d’entretien, Art se rend compte que Vladek a jeté son manteau parce qu’il le considérait trop élimé. Ces deux épisodes sont rappelés dans leurs conséquences sur les visites d’Art à son père (vol. 1 p. 73, fig. 6), mais l’image doit être précisée par un encadré accompagné d’une flèche explicitant le sens porté par les objets. La stratégie de représentation vise donc ici à se présenter volontairement comme déficiente en raison d’un usage trop dépouillé de l’image – comme si l’autobiographie insistait sur sa propre insuffisance – et par là-même invitait à la considérer avec distance, non de façon littérale comme trace réaliste du passé.

L’autobiographie en images, dans cette œuvre, renvoie donc explicitement à ce questionnement du récit et de ses modalités dans leur capacité à dire le passé. En dehors de ces images qui semblent toujours faire défaut, manquer une partie de leur référent, Maus s’attache aussi à signifier le rapport complexe entre image et réalité non par le manque mais par la profusion. Soit les images sont trop peu détaillées, trop « muettes », comme on vient de le voir, soit elles sont assez « définies » mais rattachées à un sens trompeur. C’est le cas de l’utilisation des photos, à au moins deux reprises. Dans le volume 2 (p. 134, fig. 7) apparaît une véritable photo intégrée dans la page de Vladek en tenue de prisonnier de guerre ; mais loin de nous offrir une fenêtre sur la réalité historique de son expérience, il s’avère que cette photographie est le fruit d’une reconstruction, d’une mise en scène chez un photographe professionnel – signe également de la toute-puissance de la marchandisation, comme nous le voyons lorsque Art est harcelé par des journalistes qui veulent « exploiter » le succès de son œuvre (vol. 2, pp. 41-42, fig. 8) [15]. De façon similaire, une autre photo [16] « ment », celle d’un oncle maternel d’Art Spiegelman, Josef, qui s’est suicidé par dépit amoureux – la seule photo de lui qui subsiste a été amputée du visage de Sonia, celle pour qui il s’est donné la mort (vol. 2, p. 114, fig. 9). Ici encore, le passé est bien là, à travers l’image, mais de façon incomplète – il appelle une interprétation qui interdit toute lecture « directe » et nécessite une distance avec l’image.

 

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[11] J. E. Young, « The Holocaust as Vicarious Past : Art Spiegelman’s Maus and the Afterimages of History », art. cit., p. 673.
[12] Th. Doherty, « Art Spiegelman’s Maus : Graphic Art and the Holocaust », art. cit., p. 74.
[13] C’est ce que Huyssen définit comme « approximation mimétique », c’est-à-dire une représentation de la réalité qui vise à nous faire percevoir la distance induite par la représentation avec la réalité (« Of Mice and Mimesis: Reading Spiegelman with Adorno », New German Critique, n°81 : « Dialectic of Enlightenment », art. cit., p. 72).
[14] Sur la mise en relief de « l’esthétique BD » dans Maus, voir Th. Doherty, « Art Spiegelman’s Maus : Graphic Art and the Holocaust », art. cit., p. 78.
[15] Voir A. Huyssen, « Of Mice and Mimesis : Reading Spiegelman with Adorno », New German Critique, n°81 : « Dialectic of Enlightenment », p. 69 ; M. Rothberg, « "We Were Talking Jewish" : Art Spiegelman’sMaus as “Holocaust” Production », art. cit., p. 667, M. E. Staub, « The Shoah Goes on and on : Remembrance and Representation in Art Spiegelman’s Maus », MELUS, vol. 20, n°3 : « History and Memory », automne 1995, p. 39, et E. M. Budick, « The Case of Art Spiegelman's Maus », Prooftexts, vol. 21, n°3, 2001, p. 391.
[16] Il s’agit ici d’une « image » de photographie, non d’une reproduction directe de la photographie sur la page, contrairement à la photographie « réelle » de Vladek en tenue de déporté, intégrée dans la page.