Le roman graphique et l’autobiographie :
le cas de Maus d’Art Spiegelman (1986, 1991)

- Christophe Gelly
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 10. A. Spiegelman, Maus, 1992

Fig. 11. A. Spiegelman, Maus, 1992

Fig. 12. A. Spiegelman, Maus, 1992

Cette distance est en réalité de nature intermédiale – agissant entre plusieurs médiums différents, la photographie et le dessin – mais elle peut devenir intertextuelle. C’est le cas lorsqu’Art Spiegelman intègre dans son récit une courte BD réalisée par lui et parue dans une publication à tirage confidentiel peu après le suicide de sa mère, et intitulée Prisonnier sur la Planète Enfer (vol. 1, pp. 100-103, non numérotées). Cette œuvre dans l’œuvre – sorte de métatexte indépendant de toute instance énonciative – relate la réaction d’Art et de son père après le suicide d’Anja, et Vladek la découvre par hasard en cherchant, dit-il, le carnet dans lequel Anja a consigné son autobiographie mais dont, nous l’apprendrons ensuite, il s’est débarrassé pour conjurer en partie le souvenir des camps. Cette BD dans la BD ne reprend pas, bien sûr, la métaphore animale de Maus, mais elle constitue un autre mode pictural lui aussi inapte à rendre fidèlement la réalité biographique, notamment du fait de nombreuses déformations expressionnistes dans le dessin – selon M. Rothberg [17], il s’agit aussi de réaffirmer l’impossible deuil de la mère. Cet encart montre que la vérité du sujet n’est pas dans ce que ce dessin dit de l’histoire mais dans le niveau premier, littéral, de la représentation. Art Spiegelman s’y représente en tenue de déporté, comme si tout le sens que pouvait porter l’image se résumait à cela – non pas l’histoire d’Anja, ni celle de Vladek, mais la résonance explicite de leur histoire sur la vie d’Art.

La question de la place de l’image dans le récit est donc bien la question du manque – l’image en dit toujours trop peu ou fait défaut en termes de fiabilité, même quand il s’agit d’un médium aussi censément réaliste que la photographie. Reprenons un passage clé (vol. 2, p. 43) où Art rend visite à son psychanalyste, Pavel, lui aussi rescapé des camps, et qui vit désormais entouré de chiens et de chats. Art se demande d’abord si « ça fout ma métaphore en l’air » : la présence de véritables animaux invalide-t-elle la métaphore censée reposer sur une équivalence entre hommes et animaux, et donc interdit-elle la représentation de « véritables » animaux ? Cette question revient explicitement plus loin (vol. 2, p. 82, fig. 10) quand Vladek se remémore à l’évocation d’un déporté abattu par un nazi le spectacle d’un chien sauvage abattu par un voisin de ses parents [18] – la proximité est alors maximale entre les personnages et l’animal, et l’on comprend que le plus pertinent de la métaphore animale survient lorsqu’elle cesse d’être métaphore et lorsque, réellement, l’homme est considéré comme une bête. Mais le plus intéressant dans notre perspective lors de cette scène de consultation chez Pavel est la dernière case (vol. 2, p. 43, fig. 11) : on y voit Art parler à côté d’un chat encadré par des bordures blanches, et la légende suivante, dans un carton accompagné d’une flèche : « Photo encadrée d’un chat. Vraiment ! ». Pavel vivant déjà entouré de chats « réels », il est en effet étonnant qu’il décore encore son appartement de photos de chats, mais le plus remarquable, c’est que le récit souligne la nécessité ici de distinguer entre deux types d’images : l’image de la réalité diégétique dans un premier niveau de récit, et la copie de cette image à un second niveau. Surtout, cette nécessité provient du fait que rien ne distingue formellement les deux niveaux, ce qui autorise tous les types de confusion, et rappelle de nouveau l’impératif d’une distance avec la représentation. Cette distance, si elle est caractéristique du mode autobiographique [19], résulte également de la multiplicité des niveaux narratifs dans Maus, et de la manière dont ceux-ci vont intervenir dans la mise en images de l’histoire.

 

Autobiographie et énonciation

 

Maus fait en effet intervenir dans sa structure narrative de nombreuses strates énonciatives, et cette structure en récits emboîtés a des conséquences importantes sur notre approche de l’histoire. Schématiquement, nous pourrions dire que Maus décrit la seconde guerre mondiale et l’expérience que Vladek en a eue, et qu’il les retransmet à son fils Art. Cette situation initiale de témoignage est rendue plus complexe par le fait qu’à son tour Art transmet à son entourage proche ou lointain (sa femme Françoise, Mala la seconde femme de Vladek, son psychanalyste Pavel) ses sentiments et son désarroi devant l’ampleur du projet qu’il a débuté, et devant le caractère pour le moins difficile de son père. Plus encore, la « chaîne » symbolique au long de laquelle court la transmission peut aussi compter d’autres membres de la famille Spiegelman, comme Richieu, le petit garçon de Vladek et Anja mort dans les camps, et Nadja, la fille d’Art et Françoise. Le volume 2 leur est d’ailleurs dédié, même si seule une photo de Richieu figure en exergue (fig. 12). Cette multiplicité des niveaux narratifs exprime la difficulté à rendre compte d’une expérience indicible et elle-même filtrée par de nombreuses subjectivités – on ne connaît de l’expérience des camps que ce qui transite par la conscience du fils destiné à recevoir ce témoignage et à le transmettre à son tour.

Cette multiplicité énonciative – Vladek raconte à Art qui raconte à son tour à Françoise… – détermine une interaction entre niveaux narratifs des plus significatives. Certains critiques, comme M. Rothberg [20], l’ont remarqué : ce qui se produit dans le récit second – celui qui relate les circonstances des entretiens entre Art et son père – entre en relation directe, parfois ironique, avec le récit premier, celui de la guerre. Ainsi, Art ne cesse de fumer des cigarettes dont le nom évocateur (« Cremo ») suggère un lien avec les fours crématoires nazis (vol. 2, p. 70) [21] – c’est bien le cas en réalité puisque Art « utilise » l’histoire de son père pour survivre et pour exister en tant qu’artiste. Cette exploitation de l’histoire tragique de son père pour nourrir l’intrigue est d’ailleurs ce que Art — en tant que narrateur représenté dans le récit — se reproche à lui-même. De même, dans le volume 1 (p. 122), le rapport entre les deux récits est manifeste lorsque, à la faveur de ce qu’au cinéma on appellerait un raccord de continuité, nous voyons le visage de Vladek jeune remplacé par celui d’un Vladek vieillissant, repensant à Anja, dans la même posture (continuité accentuée par la stylisation du trait) – encore une fois comme si le passé envahissait le présent. Et bien sûr, le rapport entre les deux récits privilégie les effets de rupture significative, comme dans ce passage où Vladek a une attaque cardiaque (vol. 1, p. 118), au moment où il se remémore le personnage de Haskel – Juif relativement influent et proche de la Gestapo, suscitant par sa débrouillardise et sa ruse une admiration dont Vladek n’a jamais pu se détacher. Il est fort probable qu’un lien est suggéré ici encore entre les deux récits, entre la figure douteuse de Haskel et l’attaque cardiaque de Vladek, comme si ces souvenirs étaient trop douloureux parce qu’ils remettent en question l’image qu’a Vladek de lui-même, loin de celle du kombinator, du manipulateur prêt à tout pour survivre.

 

>suite
retour<
sommaire

[17] M. Rothberg, « "We Were Talking Jewish" : Art Spiegelman’s Maus as “Holocaust” Production », art. cit., p. 679.
[18] Ce passage est commenté par Rothberg, Ibid., p. 673
[19] On sait en effet depuis les travaux de Philippe Lejeune que le mode autobiographique suppose un décalage temporel entre le sujet de l’énoncé (le personnage) et le sujet de l’énonciation (le narrateur), décalage propice à l’émergence d’un regard critique de soi sur soi.
[20] M. Rothberg, « "We Were Talking Jewish" : Art Spiegelman’s Maus as “Holocaust” Production », art. cit., p. 673.
[21] Voir Ibid., p. 669 ; J. E. Young, « The Holocaust as Vicarious Past : Art Spiegelman’s Maus and the Afterimages of History », p. 686.