Rossellini – Bergman :
l’invention du cinéma moderne

- Jean-Pierre Esquenazi
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Les traits que Deleuze et Guattari [26] attribuent aux personnages conceptuels me semblent parfaitement convenir aux figures cinématographiques. Premièrement, celles-ci, encore plus que ceux-là, sont essentiellement pathétiques ; elles sont constituées en tant que figures cinématographiques par les affects qui les traversent. Karen est effrayée par sa découverte de Stromboli. Elle devient cette épouvante errant à travers l’île volcanique et supportant l’œil courroucé des habitants. Irene est submergée, envahie, imprégnée par la mort de son fils. Dorénavant, elle est la mort de ce fils, qui parcourt l’usine laquelle est elle-même comme une condamnation, qui se tient devant Ines mourant de tuberculose. Katherine est bouleversée par l’indifférence de son mari, et aussi par le souvenir de son ami poète, qui la guide dans ses visites. Elle tangue et vacille, devant le feu vital napolitain, émue par la beauté et l’allant du jeune discobole ou craintive quand elle approche la Sibille de Cume, devineresse des jeux de l’amour. La force de l’esprit caméra consiste à ne rien ajouter à l’affection de l’héroïne, à ne pas chercher à surenchérir : il campe devant elle, sans mouvement vain qui ne pourrait qu'adjoindre un sentiment superflu à son désarroi [27]. C’est parce que l’esprit caméra demeure aussi près que possible face à sa triste démiurge, au plus près, mais pourtant à bonne distance, que l’affect atteint sa dimension transcendante.

Deuxièmement, les figures cinématographiques impulsent activement des territoires comme le font les personnages conceptuels. Ou plus précisément, elles les défont avant de les reconstituer dissemblablement : elles suscitent la dynamique continuelle des déterritorialisations-reterritorialisations. La détresse de Karen arrivant à Stromboli, mine immédiatement tout regard documentaire sur l’île. Elle est perdue comme on est perdu dans une jungle. Cependant, le dernier mot du film réside en la volonté de surmonter la sauvagerie naturelle de l’île : il s’agit d’accepter la terre strombolienne en adoptant l’endurcissement et l’expérience des natifs. Le couple de Viaggio in Italia avoue ne plus se reconnaître : ils sont devenus deux étrangers, sans terrain commun. Le parcours du film, mené sous l’impulsion irréfléchie de Katherine et à l’insu de son mari, consiste à faire monter l’Italie napolitaine sous leurs pieds, jusqu’à ce qu’elle se transforme en un sol résistant. L’œuvre d’art commence par rompre : elle est, premièrement déterritorialisation. Mais elle ne peut en rester à ce point : elle doit reconstruire, reterritorialiser, même si c’est au prix d’équilibres précaires. Karen, Katherine ou Irene, guettées par l’esprit caméra, sont d’abord réduites à la question : « Qu’est-ce que je suis, ici, maintenant ? ». Le processus déterritorialisant en résulte, en même temps contrecarré par leur quête chaotique à travers Stromboli, Rome, Naples.

Les figures cinématographiques créent troisièmement un système de relations impliquant d’autres figures, moins décisives, mais indispensables. Aussi bien Karen qu’Irene ou Katherine sont mariés. Leurs époux sont des faire-valoir, mais des faire-valoir nécessaires. Si les jeunes femmes sont débordées par les situations où elles se trouvent, leurs conjoints sont dépassés par la puissance des affects qu’elles éprouvent. Ils sont des espèces particulières de témoins, d’éléments repères, qui permettent de mesurer l’engagement de la figure principale [28]. Et puis, il y a ce que l’on pourrait appeler les figures de dignité. Elles sont aussi ridicules, comme la voisine de Karen qui juge qu’elle n’est pas assez modeste, ou nigaudes comme Ines la prostituée qui meurt en se défendant, ou pédants comme les guides napolitains. Mais tous tiennent bon à leur manière, et orientent sans le vouloir ni le savoir l’héroïne.

Quatrièmement, les figures cinématographiques, dès lors qu’elles réclament ou revendiquent, possèdent des traits juridiques [29]. C’est bien le cas avec l’Etrangère des Rossellini-Bergman films : Karen, comme Irene, se sentent perdues dans un monde, celui refermé sur soi de l’île volcanique, celui du capitalisme ou même dans le petit monde de son propre couple, suivant l'exemple de Katherine. Et elles exigent que le monde devienne humain en vertu de l’humanité qui est la leur. Pourquoi ne me recevez-vous pas, s’écrie Karen, avant de s’apercevoir combien son arrogance empêchait tout accueil ; dès lors, à la dernière minute du film, elle prescrit à son âme de devenir humble, afin de pouvoir participer au monde de Stromboli. Irene veut que l’usine, l’immeuble des pauvres, l’asile enfin où on l’enferme se fassent bienveillants, compréhensifs. C’est un droit immanent à l’humanité que les personnages interprétés par Ingrid Bergman.

En dernier lieu, c’est peut-être le plus important, les figures cinématographiques impliquent des modes d’être [30]. Quand, nous commençons à suivre Karen, Irene ou Katherine, elles sont déboussolées, nous l’avons vu et revu. Leurs liens avec la réalité ont été détruits, le monde ne paraît plus accueillant ou même accessible. Elles sont obligées de rechercher de nouvelles formes d’existence. La question « comment être ? » se précise en « comment renouer avec ce monde-ci ? », « comment s’y investir ? », les questions du modernisme cinématographique par excellence. La neutralité de l’esprit caméra laisse les personnages se débattre avec le tissu fragile d’événements imprévus, d’accidents intempestifs, d’aléas déroutants dont se compose le chaos de leur existence. En ce sens, les Rossellini-Bergman films s’inscrivent bien dans la veine néo-réaliste si l’on convient avec Deleuze pour juger que le néo-réalisme se caractérise par l’obligation faite à ses personnages principaux de devenir des « voyants » [31] : voir le monde ne suffit plus, il faut y chercher une nouvelle dimension qui, au sens propre, le transcende en une réalité habitable, à laquelle nous pouvons accorder du crédit.

 

Une brève conclusion

 

Quand Isabella Rossellini, fille d’Ingrid et de Roberto, elle-même historienne des films de ses parents [32], comédienne et interprète notamment de David Lynch, regarde Stromboli ou Europa ’51, que voit-elle ? Nous ne pouvons évidemment pas répondre à une question si intime. Mais j’imagine que l’émotion suscitée par l’extraordinaire lien entre une caméra traçant en creux la place de son père et des personnages incarnés si intensément par sa mère, doit être pour elle au moins aussi poignante qu’elle l’est pour de nombreux spectateurs. L’Etrangère, la figure cinématographique dont j’ai essayé de peindre les traits, a pris aujourd’hui une place de choix dans l’histoire du cinéma : elle y a dessiné une posture de l’inapaisement, de l’inquiétude, inoubliable.

 

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[26] Ibid., pp. 68-70.
[27] C’est évidemment ce que reprochait Jacques Rivette, très peu bienveillant, nourri par les films de Rossellini, au malheureux travelling de Kapo (J. Rivette, « De l’abjection », Cahiers du cinéma n°120, juin 1961).

[28] Il semble que toute œuvre implique une jauge de ce type. Voir G. Deleuze, Francis Bacon Logique de la sensation, Paris, Editions de la Différence, 1984, p. 15.
[29] G. Deleuze et F Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, op. cit., p.70.
[30] Ibid., pp. 70-71.
[31] G. Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps, op.cit., pp. 8-9.
[32] I. Rossellini et L. Schirmer, Ingrid Bergman 1915-1982, Nîmes, Actes Sud, 2013.