Rossellini – Bergman :
l’invention du cinéma moderne

- Jean-Pierre Esquenazi
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Pourquoi les Rossellini-Bergman films seraient-ils en ce sens des films modernes ? D’autres interprétations ont été proposées, qu’il faut d’abord exposer. La première est associée à une hypothèse autobiographique : ces films seraient une métaphore de la vie du couple [20]. Il est vrai que nombre de leurs traits narratifs plaident en la faveur de cette hypothèse. Stromboli met en scène l’arrivée d’une étrangère en Italie, loin du confort hollywoodien. Karen devient enceinte parce qu’Ingrid l’est devenue : l’enfant à venir sera un enjeu central de la crise finale. Rossellini, catholique fervent quoique dissipé, a perdu un fils, son fils préféré, peu avant les prises de vue de Europa ’51 et il n’appréciait guère les mondanités dont sa femme était friande : Irene porte le deuil de son fils Michele, se sépare de ses relations distinguées comme de son ami communiste et s’engage sur une voie empruntée par Saint François d’Assise, sur lequel Rossellini a fait un film. Quand le couple tourne Voyage en Italie, leurs disputes sont fréquentes, leur amour n’est plus si clair. On pourrait multiplier les notations biographiques qui ont migré vers le récit de l’un ou l’autre des films. Alors Stromboli ou Viaggio in Italia sont-ils des films de famille ? Il me semble, malgré tout le respect que je dois aux organisateurs du colloque, que cette piste ne mène pas à une compréhension esthétique de ces œuvres. Car c’est l’incorporation de ces traits peut-être personnels à l’intérieur d’un style singulier, une mise en scène dont j’ai essayé de faire sentir quelques-unes des particularités, qui leur donne sens. Par exemple, l’assemblage de deux récits dont l’un est manifeste et l’autre plus secret, caractéristique de Stromboli et de Viaggio in Italia, ne peut pas être l’objet d’explication autobiographique. C’est plus encore le cas avec l’émergence du couple constitutivement cinématographique que forment l’esprit caméra et Karen-Irene-Katherine, le premier saisissant la seconde dans son enfermement ou dans ses tentatives pour trouver une issue.

Un second type d'exégèse émane des thuriféraires italiens et souvent communistes de Roma citta apertà et Paisa qui rejettent les Rossellini-Bergman films : le cinéaste se serait détourné de sa vocation sociale pour les intérioriser en les confiant à son interprète et épouse. Europa ’51 ou Viaggio in Italia seraient des drames psychologiques plutôt étroits. Mais c’est là négliger le rôle joué par l’usine ou la situation des banlieusards rencontrés par Irene pour le premier, par Stromboli et sa communauté de pêcheurs et même par le dépaysement napolitain pour le couple britannique du second.


Je voudrais reprendre certains apports de ces deux versions en mesurant le « modernisme » des Rossellini-Bergman films à travers la notion de figure cinématographique, proche de celle de personnage conceptuel proposée par Deleuze et Guattari [21] dans Qu’est-ce que la philosophie ? Les auteurs y affirment que chaque philosophe possède ses personnages conceptuels, qui « sont les intercesseurs, les véritables sujets de sa philosophie [22] ». Leur premier exemple est l’Idiot, le personnage conceptuel de Descartes, celui qui veut peut penser par lui-même, qui dit « Je pense » [23]. Ce sont les personnages conceptuels qui procèdent aux mouvements décisifs sur le plan choisi par le philosophe. C’est en leur nom que les concepts sont créés, opposés, situés : Platon devenant Socrate, Nietzsche se transformant en Zarathoustra exécutent à travers eux les relations essentielles de leur définition de l’être [24]. L'invention philosophique implique des personnages conceptuels dressant l’architecture du « plan d’immanence » propre à un philosophe, comme les « figures esthétiques » assurent la composition de l’image d’univers propre à un artiste. Le personnage de K. pour les romans de Kafka, celui d’Achab pour Melville, de l’étranger chez Camus sont de telles figures. Ils ne sont pas du tout des personnages, dévoilant une intériorité ; tout au contraire, ils sont des puissances d’engendrement d’un espace, de relations qui s’y situent de contradictions qui le structurent. Ils engagent un réseau de visions et d’affects jusqu’alors invisibles : « Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain [25]. » Ces figures tracent les univers de l’artiste, ou peut-être faut-il mieux dire sont des lignes d’univers créant et partageant ce dernier dans le même geste.

Je fais l’hypothèse que le cinéma est empli de figures cinématographiques, dont le souvenir fait notre mémoire des films. La blonde et froide hitchcockienne, qu’elle soit portée par Grace Kelly, Tippi Heddren ou Kim Nowak, surtout saisie de profil comme une icône ; la trentenaire intarissable et débordante des comédies hawksiennes (Katharine Hepburn, Jean Arthur ou… Cary Grant dans His Girl Friday) traversant le cadre à de sidérantes allures ; l’énorme et pulpeuse courtisane fellinienne filmée en légère contre-plongée et à contre-jour, sont de telles figures (pour m’en tenir à quelques figures féminines).

Ce qu’invente Ingrid Bergman et Roberto Rossellini, qui constitue et signe l’empreinte cinématographique de leur histoire d’amour, c’est une figure inédite qui naît et disparait avec les Rossellini-Bergman films : la grande Etrangère, fixée par une caméra inquisitrice dans le paysage italien d’après-guerre, qui se demande où elle est, désorientée, déconcertée, désemparée. S’il y a une biographie cinématographique du couple, elle consiste en cette figure unique de l’histoire du cinéma, une figure cinématographique moderne par excellence, comme je vais essayer de le montrer.

 

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[20] Thèse défendue notamment par Donald Spoto.
[21] G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Seuil, 1991, pp. 60-81.
[22] Ibid., p. 62.
[23] Ibid., p. 60.
[24] Ibid., p. 63.
[25] Ibid., p. 162.