Virginia Woolf, petites scènes
fautobiographiques

- Adèle Cassigneul
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En littérature, Philippe Ortel et Stéphane Lojkine l’ont souligné, la scène joue un rôle « d’échangeur entre les arts [42] », elle signale le moment de retournement du texte en image. Et ici, la prose woolfienne se fait, de manière évidente, photo-cinématographique. Le ruban de souvenir se déroule comme une bobine de film, il déploie des instants cadrés qui se détachent du flux quotidien pour flotter, juxtaposés mais autonomes, dans la mémoire. Afin d’écrire la vie passée, Woolf, pour reprendre le mot d’Annie Ernaux, saute « d’une image à l’autre, d’une scène à l’autre [43] », tentant de donner forme à ce qui n’en a pas – « this loose, drifting material of life [44] ». C’est ce que j’appellerais son écriture d’album car l’organisation erratique des volumes de Monk’s House s’avère singulièrement similaire. Par leur organisation non-chronologique, ceux-ci font contraster les années et, partant, intègrent le présent de composition, tout comme les « notes [45] » autobiographiques de l’écrivaine montent délibérément le passé avec le présent [46]. Pour preuve la manière dont elle représente son premier souvenir, une scène originelle détachée par le tiret :

 

[…] – I begin : the first memory.
This was of red and purple flowers on a black ground – my mother’s dress ; and she was sitting either in a train or in an omnibus, and I was on her lap. I therefore saw the flowers she was wearing very close; and I can still see purple and red and blue, I think, against the black; they must have been anemones, I suppose [47].

 

A l’articulation des deux points, Woolf s’élance, elle lance l’écriture autobiographique, le texte à venir, avant de basculer dans l’inscription mémorielle. Elle laisse les coutures de l’écriture apparentes, inscrivant un souvenir saturé d’à-présent (« still », « I think », « I suppose »). A la recherche d’une origine, d’un point de départ ou de référence qui ne correspond à aucune photographie [48], Woolf n’écrit pas tant le bios que la venue à la conscience visuelle. Elle écrit la naissance d’un regard haptique, d’une intériorité sensible, impressionnable – « I am a porous vessel afloat on sensation ; a sensitive plate exposed to invisible rays [49] » – et en cela, l’écriture du moi s’estompe quelque peu sous sa volonté de rendre compte du processus mémoriel, de faire l’histoire de sa mémoire. Ce serait ça le projet autobiographique woolfien : lire sa vie dans les images survivantes.

 

Ph-autographes

 

Dans les albums, la mise au jour, l’analyse et la reconstruction des souvenirs enfouis correspond à la « fonction familiale » [50] de la photographie qui, selon Bourdieu, vise à fabriquer des « images privées de la vie privée », à « enregistrer en image la chronique familiale » [51]. « Archiviste [52] » de sa famille, Woolf collectionne en effet des « petites scènes photographiques [53] » qui demeurent à l’intérieur du cadre familio-amical et forment, comme le souligne Hervé Guibert, une histoire parallèle, à la fois contrastée et complémentaire, à celle du souvenir [54].

Le montage des albums de Monk’s House découle d’un tri sélectif (toutes les photos prises par Woolf ne figurent évidemment pas dans les six volumes) et d’un agencement plus ou moins calculé (les traces de la conception artisanale des cahiers – entailles sur mesure faites à la main, photo en grand format transformées en page, inscription des noms de chacune des personnes photographiées – témoignent d’une grande méticulosité et d’une attention particulière pour ces « emblèmes domestiques [55] »). Woolf a su reconnaître, dans les images retenues, des instants du passé qui, passés mais bien saisis dans l’« éclair [56] » de leur passage, resurgissent signifiants dans le présent de composition. Paradoxalement, la construction photographique, bien qu’elle documente des temps enfuis, paraît saturée d’« à-présent [57] », c’est-à-dire d’une présence qui embrasse les images du regard – Woolf en son temps, nous aujourd’hui – pour leur donner sens ; une présence qui hante les images-souvenirs pour les reconnaître.

Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux rend compte de ce même phénomène : tentant de dire l’expérience de la « fille de 58 [58] » qu’elle a été, l’écrivaine-narratrice remarque « c’est moi qui suis son fantôme, qui habite son être disparu [59] ». Et de même, lorsque, Woolf s’attache à décrire l’« étrange personnage » qu’était son père, elle note : 

 

In order to explain […] why, though the word is not the right one – but I cannot find one that is – I call him a strange character, I should have to be able to inhabit again the outworn shell of my own childish mind and body [60].

 

Ecrire sa vie face aux photographies et aux images-souvenirs qui restent implique un travail de re-connaissance qui suppose à la fois que l’on s’identifie (« c’est bien moi il y a x années ») et que l’on réapprenne à connaître ce moi passé, à habiter à nouveau le corps et l’esprit de celui ou celle que l’on a été. La mémoire photographique conservée dans les albums s’envisage dès lors comme un instrument de connaissance [61] – toute trace, écrite ou imagée, doit être interprétée. Elle est l’outil qui permet l’exploration de soi, qui provoque la confrontation à l’image de soi. Se tenant là, devant moi, avant moi, tel un spectre, la figure photographique que je regarde et qui me ressemble fait émerger une altérité – moi-autre – et par là consigne et cosigne une allo-biographie, la biographie de cette autre-vie-que-la-mienne qui m’est propre. En cela, à la croisée des textes et des images, la fautobiographie fait éprouver la différance.

Face à l’absence de sujet donné ou de forme donnée, questionnant l’existence-même d’un être borné et d’une écriture possible, la fautobiographie woolfienne offre une épiphanie éphémère mais primordiale : la création de scènes qui s’actualisent dans les photographies des albums comme dans les moments d’être des fragments autobiographiques. Dressant la mémoire contre l’oubli et la disparition, images-souvenirs et photographies font œuvre ph-autographe : fruit de la main de leur auteure, elles signent l’adresse woolfienne aux morts-vivants.

 

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[42] Ph. Ortel, « Valence de la scène. Pour une critique des dispositifs », art. cit., p. 305.
[43] A. Ernaux, Mémoire de fille, Op. cit., p. 47. Woolf note dans ses mémoires : « I could fill pages remembering one thing after another » (V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 128). « Je pourrais remplir des pages à me souvenir d’une chose après l’autre » (ma traduction). Et dans Mrs Dalloway, la protagoniste « remember[s] scene after scene at Bourton » (V. Woolf, Mrs Dalloway, New York, Harcourt, 1975, p. 6). Elle « se souvient, tour à tour, de toutes les scènes à Bourton » (ma traduction).
[44] The Diary of Virginia Woolf. Volume 1 1915-19, édition d’A. Oliver Bell, Harmondsworth, Penguin, 1983, p. 266. « Le matériau décousu et mouvant de la vie » (ma traduction).
[45] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 75 (ma traduction).
[46] « 2nd May… I write the date, because I think that I have discovered a possible form for these notes. That is, to make them include the present – at least enough of the present to serve as platform to stand upon. It would be interesting to make the two people, I now, I then, come out in contrast » (Ibid., p. 75). « 2 mai… J’écris la date, parce que je crois avoir trouvé une forme acceptable pour ces notes. C’est-à-dire, y introduire le présent – du moins suffisamment de présent pour s’en servir comme d’une plate-forme où je me tiendrai. Il serait intéressant de mettre en contraste les deux personnes, moi maintenant et moi alors » (V. Woolf, « Une esquisse du passé », Instants de vie, Op. cit., p. 96).
[47] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 64. « […] – je commence : mon premier souvenir. / Il y avait des fleurs rouges et violettes sur un fond noir – la robe de ma mère ; et ma mère était assise dans un train ou dans un omnibus, et moi, j’étais sur ses genoux. Je voyais par conséquent de tout près les fleurs qui la vêtaient ; et je vois encore du violet et du rouge et du bleu, sur le noir » (V. Woolf, « Une esquisse du passé », Instants de vie, Op. cit., p. 80).
[48] Certains critiques ont en effet mis ce souvenir en parallèle d’un portrait de Virginia enfant qui pose sur les genoux de sa mère, Julia Stephen with Virginia on her lap par Henry H. H. Cameron (1884).
[49] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 133. « […] je suis un vaisseau poreux flottant sur les sensations ; une plaque sensible exposée à des rayons invisibles […] » (ma traduction).
[50] P. Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965, p. 39.
[51] Ibid., p. 53.
[52] V. Neverow, « Thinking Back Through Our Mothers, Thinking in Common : Virginia Woolf’s Photographic Imagination and the Community of Narrators in Jacob’s Room, A Room of One’s Own, and Three Guineas », dans J. McVicker et L. Davis (dir.), Virginia Woolf and Communities. Selected Papers of the Eighth Annual Conference on Virginia Woolf, New York, PUP, 1999, p. 69.
[53] H. Guibert, « Inventaire du carton à photos », L’Image fantôme, Paris, Minuit, 1981, p. 36.
[54] Guibert souligne que les photos de famille sont « plus plates et moins violentes que le souvenir » (Ibid., pp. 36-37).
[55] P. Bourdieu, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Op. cit., p. 51.
[56] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvre III, Paris, Gallimard, 2000, p. 430.
[57] Walter Benjamin rappelle que « l’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’"à-présent" » (Ibid., p. 439).
[58] A. Ernaux, Mémoire de fille, Op. cit., p. 17.
[59] Ibid., p. 95.
[60] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Oop. cit., p. 107. « Afin d’expliciter (…) pourquoi, bien que le mot ne convienne pas – mais je n’en trouve pas qui fasse l’affaire – je le décris comme un étrange personnage, il me faudrait habiter de nouveau la coquille abandonnée de mon esprit et de mon corps d’enfant » (ma traduction).
[61] « Je me demande ce que ça signifie qu’une femme se repasse des scènes vieilles de plus de cinquante ans auxquelles sa mémoire ne peut ajouter quoi que ce soit de nouveau. Quelle croyance, sinon celle que la mémoire est une forme de connaissance ? » (A. Ernaux, Mémoire de fille, Op. cit., p. 88).