Virginia Woolf, petites scènes
fautobiographiques

- Adèle Cassigneul
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Tentatives autobiographiques
Fautobiographie

 

Avant d’aller plus loin, il faut s’arrêter un instant sur deux problèmes de mot. Comment définir les objets dont il est ici question ? Il y a d’abord, concernant les textes, une difficulté générique. L’éditrice d’Instants de vie rassemble les cinq textes « autobiographiques » de Woolf en un recueil qu’elle nomme « collection of autobiographical writing [13] ». Néanmoins, trois difficultés se font jour : 1) Woolf parle chaque fois de « memoirs » – de mémoires d’outre-tombe si l’on veut ; 2) « Réminiscences » s’annonce comme la biographie de sa sœur Vanessa alors qu’elle fait le récit de leur histoire commune, comme en atteste la phrase suivante : « Your mother was born in 1879, and as some six years at least must have passed before I knew that she was my sister, I can say nothing of that time [14] » ; et 3) « Une esquisse du passé » dérive davantage de l’écriture diaristique, le texte étant jalonné de douze dates précises qui épinglent les jours présents et concordent avec les entrées du journal de l’écrivaine.

A propos de cette instabilité générique, Frédérique Amselle parle d’impureté autobiographique. Elle analyse les écritures du moi comme une « forme hybride, unique et novatrice, de fragmentation de genres [15] ». Il me semble plutôt que pour Woolf la forme de l’autobiographie n’est jamais donnée, qu’elle est sans forme normée, proprement informe, car au moment-même où elle s’écrit, dans un même mouvement, elle se défait pour se construire autre [16]. C’est ce qu’elle exprime au premier paragraphe d’« Une esquisse du passé » :

 

There are several difficulties. In the first place, the enormous number of things I can remember; in the second, the number of different ways in which memoirs can be written. As a great memoir reader, I know many different ways. But if I begin to go through them and to analyse them and their merits and faults, the mornings (…) will be gone. So without stopping to choose my way, in the sure and certain knowledge that it will find itself – or if not it will not matter – I begin: the first memory [17].

 

Pour le dire avec Antonio Machado : « le chemin se fait en marchant ». Forme qui se cherche, l’autobiographie s’envisage comme récit et comme écriture de la vie tout autant que comme inscription du travail vécu de l’écriture.

Vient ensuite un problème de terminologie qui concerne autant les textes que les albums. Il s’agit là de « phautobiographie », du récit-en-image de soi. Pour autant, pour parler du même objet, la critique emploie un mot valise à la consonance identique mais à l’orthographe différente, à savoir la « photobiographie » qui, selon Fabien Arribert-Narce, inclut « toutes les œuvres présentant un projet (auto)biographique qui impliquent un rapport entre images et texte (sous une forme ou une autre), et dans lesquelles la photographie joue un rôle déterminant [18] ». Pour couper court aux débats chicaneurs, un autre mot-valise sera emprunté à l’espiègle Man Ray qui, adepte des facéties et des pieds-de-nez surréalistes, se déclarait « fautographe ». A savoir photographe pratiquant son art en évitant à dessein toutes les règles données.

En ce sens, la fautobiographie s’ajuste mieux au corpus et à la démarche woolfiens, non seulement parce qu’en tant que romancière et essayiste Woolf s’est toujours méfiée des catégories littéraires, pratiquant sans ménagement la subversion des genres – pratique qu’elle envisage d’ailleurs comme étant à la fois éthique et esthétique –, mais aussi parce qu’en tant que photographe amateur elle fait des images sans qualité, donc pleine de ratés, de « fautes ». C’est une adepte de ce que Clément Chéroux appelle la photographie vernaculaire [19]. Excentriques, les albums de Monk’s House frappent par leur appropriation moderniste de la tradition victorienne : polymorphes et changeants, ils contiennent divers types d’images (portraits-cartes de visite, photos amateurs, portraits professionnels, coupures de journaux) à la croisée du scrapbook et du commonplace book [20]. Faisant fi de toute chronologie cohérente, ils ne renseignent pas vraiment sur la vie de l’écrivaine et de son entourage mais offrent à voir des moments suspendus entre-temps, des instants sans importance, bien loin de toute photographie officielle ou cérémonieuse, qui ne signifient pas grand-chose à celles et ceux qui ne les ont pas vécus.

 

« Essayer encore » [21]

 

Ces questions de genre et de terminologie sont des questions de réception. On l’a vu, l’autobiographie se fait dans l’oreille de l’autre (la nôtre aussi de fait) tout comme, selon Derrida, il incombe au regardeur de faire parler l’image [22]. Il nous faut ainsi composer a posteriori avec des traces fragmentaires, celles que Virginia Woolf a d’abord rassemblées pour elle-même. Mais justement que dit l’auteure de ses intentions ?

Sur les albums et sa pratique photographiques : rien, pas un mot qui ne soit pas anecdotique. Il y a bien quelques historiettes d’enfance, à lire dans l’hebdomadaire familial, le Hyde Park Gate News, et dans son journal d’adolescence [23]. Mais rien au-delà de 1895, un silence total ; l’auteure reste mutique. On a donc affaire à une parole absente et des volumes qui renferment des bribes de vie, quelques lambeaux d’existence, une succession d’images muettes qui, dans leur successivité sans discursivité, nous laisse sans voix mais nous charge d’une responsabilité d’énonciation – « tu es pour l’instant quelqu’un que le dispositif photographique met en demeure de proposer, sur ces images, un grand nombre de récits possibles » dit Derrida dans Droit de regards [24]. Ainsi, dans l’arrangement anarchique de l’œuvre photographique, on trouve des dates, des noms de lieux et de personnes qui, selon Fabien Arribert-Narce, peuvent « contribuer à faire basculer les photos qu’elles accompagnent dans une logique de narration » [25] ; une logique de narration anachronique dans le cas woolfien.

 

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sommaire

[13] « Recueil d’écrits autobiographiques » (ma traduction).
[14] V. Woolf, « Reminiscences », Moments of Being, Op. cit., p. 28. « Ta mère naquit en 1879, et comme six ans au moins durent s’écouler avant que je prenne conscience qu’elle était ma sœur, je ne peux rien dire de cette époque » (V. Woolf, « Réminiscences », Instants de vie, Op. cit., p. 21).
[15] Fr. Amselle, « Le moi mis en mots : impureté de l’autobiographie woolfienne », dans C. Reynier et C. Bernard (dir.), Virginia Woolf, le pur et l’impur, Rennes, PUR, 2002, p. 197. Voir également A. Snaith, « ’My Poor Private Voice’; Virginia Woolf and Auto/Biography », dans A. Donnell et P. Polkey (dir.), Representing Lives. Women and Auto/Biography, Londres, MacMillan, 2000, pp. 96-104.
[16] En effet, Woolf avoue penser « par à-coups, d’une manière très décousue » (V. Woolf, « Une esquisse du passé », Instants de vie, Op. cit., p. 129). Diverses « interruptions » (p. 133) menacent le projet autobiographique de dissolution ou de disparition. Par ailleurs, l’écrivaine décrit son mémoire comme un « récit décousu » (ma traduction).
[17] V. Woolf, « A Sketch of the Past », Moments of Being, Op. cit., p. 64. Je souligne. « Il y a plusieurs difficultés. D’abord, l’énorme quantité de choses dont je me souviens ; ensuite la diversité des manières dont on peut écrire ses mémoires. En tant que grande lectrice de mémoires, j’en connais des quantités. Mais si je commence à les passer en revue et à les analyser, ainsi que leurs mérites et leurs défauts, les matinées […] seront envolées. Ainsi, sans m’arrêter à choisir ma manière, étant bien persuadée qu’elle se présentera d’elle-même – ou sinon cela n’aura pas d’importance, je commence : mon premier souvenir » (V. Woolf, « Une esquisse du passé », Instants de vie, Op. cit., p. 79, je souligne).
[18] F. Arribert-Narce, Photobiographies. Pour une écriture de notation de la vie (Roland Barthes, Denis Roche, Annie Ernaux), Paris, Honoré Champion, 2014, p. 29.
[19] « Par son caractère profus et prosaïque, la photographie vernaculaire occupe bien, dans le régime des images, une position d’altérité : elle est l’autre de l’art. A l’instar du vernaculaire en général, elle est donc tout à la fois utilitaire, domestique et résolument hétérotopique » (C. Chéroux, Vernaculaires. Essais d’histoire de la photographie, Paris, LePointduJour, 2013, p. 13). Voir A. Cassigneul, « ‘Betwixt and Between’: Virginia Woolf and the Art of Craftsmanship », EBC 54, 2018 (consultée le 24 août 2019).
[20] « The volumes are positioned within two rich traditions (…) of the scrapbook and the commonplace book. (…) Their differences lie in the tendency to place cut material, illustrations, objects and photographs more into scrapbooks and to “journal” or keep notes and cogent quotations culled from readings in a commonplace book; however, in practice, individual use of these forms has tended to overlap » (M. Pawlowski, « Virginia Woolf and Scrapbooking », dans M. Humm (dir.), The Edinburgh Companion to Virginia Woolf and the Arts, Edimbourgh, EUP, 2010, p. 299).
[21] S. Beckett, Cap au pire, Paris, Editions de Minuit, 1991, p. 8.
[22] Pour Derrida, la photographie est une « machine à faire parler » (J. Derrida et M-F Plissart, Droit de regards, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. iii). « […] s’il ne reste que de la trace, de l’empreinte, c’est le regardeur qui est incité à la lecture, voire à la rhétorique, c’est lui qui est mis en demeure de faire parler l’image, de raconter une histoire, c’est lui qui prend la responsabilité de l’énonciation » (Collectif « Derrida, la photographie », Derridex).
[23] Voir, A. Cassigneul, « "Une histoire qui se passe de mots". Virginia Woolf, écrire l’enfance dans les Hyde Park Gate News », dans Littérature, n°78/2018, PUM, p. 109-122.
[24] J. Derrida et M-F Plissart, Droit de regards, Op. cit., p. v.
[25] F. Arribert-Narce, Photobiographies. Pour une écriture de notation de la vie (Roland Barthes, Denis Roche, Annie Ernaux), Op. cit., pp. 28-29.