Etalon mémoriel : la place de l’autoportrait photographique dans I-Box (1962)
de Robert Morris et OPALKA 1965/1 - ∞
de Roman Opalka

- Elisabeth Amblard
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Dès 1968, R. Opalka étend son concept et décide de dire le nombre, dans sa langue natale, en polonais, en même temps qu’il le trace. Il enregistre, en captation directe, dans un temps synchrone, ce compte vocal sur des bandes magnétiques. Dès lors, R. Opalka compte aussi en vocables. Comme il prend ses photographies, recto tono, d’un ton uniforme, sans inflexion de la voix, dans la concentration nécessaire pour suivre le fil continu de l’énoncé des nombres entiers. Et cet énoncé transforme l’écriture numérique en mot. Il souligne aussi son geste scriptural et l’étend, le relaie. Nouveau développement temporel, la langue parlée sera la preuve, et le repère, une fois « le blanc mérité » atteint (en 2008), de la poursuite de sa démarche de peintre. Le 23 avril 1985 : « cet enregistrement prépare le blanc sur blanc/la voix me dira alors où j’en suis puisqu’on ne verra plus rien et elle sera également la preuve que j’ai bien accompli ce qui n’est plus visible […] » [30]. Car les nombres, inscrits ou prononcés, sont des suites de marques qui servent à compter. Combiné de signes et de sons, de nombres et de mots, il s’agit d’une double trace d’un même mouvement. D’une part représentation manuscrite, d’autre part empreinte sonore. A celles-ci viendra se combiner, en 1972, le document photographique. L’œuvre est là entière.

 

La durée face à l’instant : la photographie et le temps,
ou, la photographie : une image de soi / une image du moi ?

 

Inscrites dans le réel, avec l’idée de réduire la démarcation entre l’art et la vie, les unes et les autres de ces œuvres poreuses mêlent une écriture propre, plastique à l’image de soi, photographique, empreinte de temps vécus qu’elles matérialisent selon deux appréciations distinctes, celle de l’instant, du moment (R. Morris) et celle de la durée (R. Opalka).

A la force de frappe du « I » de l’I-Box, répond l’instantanéité, le point unique de sa prise de vue photographique. Celle-là est une image en noir et blanc, transposition du monde en couleurs dans lequel nous vivons. Si elle ménage cette distance chromatique irréductible, elle engage, en contrepoint, toute la puissance du « ça-a-été ». La photographie devant nous est celle de Robert Morris, un jour de 1962.

Les réflexions de Roland Barthes dans La Chambre claire appuient les conceptions avancées ici (et cela a valeur autant pour l’étude de chacune des deux œuvres nous intéressant). La plus évidente, la plus utile est celle qui pose le noème de la photographie dans « la double position conjointe : de réalité et de passé » [31]. Il y a ce principe du photographique argentique qui engage la manifestation concrète du référent de façon toute spécifique et à la différence des autres systèmes de représentation. R. Barthes note :

 

J’appelle "référent photographique", non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif (…) dans la photographie, je ne peux nier que la chose a été là [32].

 

Robert Morris se découvre. Il est nu, debout, en pied, le menton levé, un sourire aux lèvres qui laisse le champ libre aux interprétations mais dans lequel je vois plus un sourire amusé qu’un sourire cynique. La pose est simple, extrêmement simple. « Naturelle » dirait-on. Sans sophistication, sur un fond (du sol au mur) à peine perceptible et neutre. Devant cette photographie contemporaine de l’œuvre, nous sommes donc devant un portrait de l’artiste de 1962, un autoportrait même. Car si on ne connait pas le détail de la prise de vue, on le devine : déclencheur à retardement ou assistant. Quoiqu’il en soit, Morris, auteur de sa boîte, est auteur de la photographie. Tel est-il perçu. Opérateur, Robert Morris fait face à l’objectif. C’est un jour de 1962, gravé dans le passé. De là, de ce moment-là, regardé par un spectateur de l’I-Box, chaque fois, par le regard, actualisé, il lui fait face à nouveau. Et lui sourit. Selon R. Barthes, « On dirait que la Photographie emporte toujours son référent avec elle, tous deux frappés de la même immobilité amoureuse ou funèbre, au sein même du monde en mouvement […] » [33]. L’immobilité de l’un est dans un instant fixé, et pourtant le cours de la vie se poursuit depuis ce là-bas temporel – point lointain aujourd’hui – jusqu’à maintenant.

L’œuvre de R. Opalka, en sa part photographique, partage ce caractère déictique et ce sceau temporel. En revanche, elle ne pose pas un point mais une suite de points. Elle se fonde sur un continuum, celui d’une photographie systématique, au dispositif énoncé par l’artiste : « ce que je nomme mon autoportrait, est composé de milliers de jours de travail. Chacun d’eux correspond au nombre et au moment précis où je me suis arrêté de peindre après une séance […] » [34]. Cette décision prise en 1972 pour « documenter » son œuvre, telle une « documentation de mon visage » [35] s’organise autour d’un protocole précis. En témoignent les propos recueillis par B. Noël lors de ses entretiens avec R. Opalka.

En témoigne également cette photographie annotée de métrés, réalisé en 1972 dans l'atelier de Varsovie : hauteur, distances et positions de l’objectif à la toile, placement de R. Opalka, dos à celle-ci ; ces mesures, mises au point et stabilisées, permettront l'installation maitrisée des ateliers du peintre lorsqu'il vivra à New York (1972), à Berlin (1976-1977) puis en France [36]. Rien d’aléatoire dans ce dispositif que l’artiste peut ainsi remonter au gré des déménagements. La localisation géographique, finalement anecdotique, n’a pas à laisser de traces. Tout dans l’œuvre de R. Opalka signale un espace propre, singulier, défini, un territoire physiquement perceptible et mesuré. L’artiste se tient debout, devant le Détail en cours, dans sa main gauche, prête, le déclencheur souple. Face à lui l’objectif donc, celui-ci augmenté d’un rétroviseur qui permet à l’artiste de se voir [37]. La place du corps et celle en vis-à-vis de l’appareil photographique ont une importance cruciale. Comme cela transparaît dans cette image, la lumière aussi est une donnée fondamentale. Au cours de l’entretien du 23 avril 1985/2, l’artiste déclare : « Je me photographie chaque soir quand la nuit est tombée pour avoir toujours la même lumière ». Quelques paroles plus tard, B. Noël décrit : « Opalka se lève ouvre la fenêtre ferme les volets de bois et fait tomber la nuit (…) le réflectasol sert à ménager toujours la même ambiance lumineuse […] » [38].

 

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[30] B. Noël, « Détails », art. cit., p. 49.
[31] R. Barthes, La Chambre claire, note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 2000 [1980], p. 119.
[32] Ibid., p.120.
[33] Ibid., p. 17.
[34] Cité sur le site officiel de l’artiste.
[35] B. Noël, « Détails », art. cit., 24 avril 1985, p. 60.
[36] Site officiel de l’artiste.
[37] B. Noël, « Détails », art. cit., entretien du 23 avril 1985/2, p. 55.
[38] Permanence : quelques onze années plus tard, Bernard Noël constate (24 février 1996) que « le même réflectasol domine toujours le magnétophone » (Ibid., p. 84).