Etalon mémoriel : la place de l’autoportrait photographique dans I-Box (1962)
de Robert Morris et OPALKA 1965/1 - ∞
de Roman Opalka

- Elisabeth Amblard
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Evoquons deux œuvres de R. Morris ayant une relation évidente au temps. Tout d’abord, 37 minutes 3879 strokes / 37 minutes 3879 traits [9] (1961), dessin signé en bas à droite sur quatre lignes : « R. Morris /2-18-1961/ 37 minutes/ 3879 strokes ». Apposées sur la feuille même, ce sont de précieuses indications. Elles précisent l’artiste, la date complète, au jour près, la durée, et le nombre « rigoureux » de traits. Ces traits sont des bâtonnets, autant de marques fondant un système primitif de compte. Et si l’on voit ici un rythme, voire une certaine régularité, on imagine ou on émet l’hypothèse que celui-ci peut répondre à une métrique. Un trait correspondrait-il à une seconde ? Déjà la précision du nombre « 3879 » nous détourne de cette supposition. Cela se confirme. Un rapide calcul permet d’évaluer : 37 minutes fois soixante égalent 2220 secondes (soit environ 1,7473 trait). Par-delà la régularité, se décèle la variation. Voilà un temps donné à voir, un laps de temps comme archivé.

L’année suivante, Robert Morris réitère cette expérience avec 14 Minutes [10] (1962). Comme précédemment, l’œuvre est signée en bas à droite : « R. Morris /14 MINUTES /10-25-1962 ». Sous la matérialité d’un dessin, se loge la performance. Le dessin semble interpeller le spectateur. Voici un geste, voici une écriture qui donne à voir, à penser une action développée dans le temps. Il en enregistre le protocole, forme prémonitoire de la série des Blind Time quelques dix années plus tard. 14 minutes détermine un départ, délimite une séquence. Aussi le temps mathématique se confronte-t-il à celui de l’expérience, de la vie.

Les quelques œuvres commentées ici permettent de rappeler le contexte dans lequel appréhender l’I-Box [11], que nous laissons intentionnellement sans traduction. R. Morris, né en 1931, est alors âgé de 31 ans. I-Box, concrètement, à l’extérieur : c’est une boîte (si l’on se réfère au titre) en métal, fixée au mur, ou posée, percée d’une petite porte articulée par deux charnières, en forme de la lettre majuscule « I », en contreplaqué, recouverte de craie rose, dotée d’une minuscule poignée invitant à l’ouvrir. Celle-ci ouverte, le spectateur fait face à un portrait photographique en pied de Robert Morris nu.

Au tout début des années soixante, en pleine période des mouvements d’Art Minimal et Conceptuel dans lesquels est régulièrement classé R. Morris, on retient la formule de Harold Rosenberg : « The less there is to see, the more there is to say » [12] (« moins il y a à voir, plus il y a à dire »). Par son caractère pluriel, usant de médiums divers, l’œuvre peut apparaitre comme une échappée à la rigueur minimaliste. A l’article « I-Box » du texte célèbre « La problématique corps/esprit : Robert Morris en séries » [13], R. Krauss note sobrement : « Q(uod) E(rat) D(emonstradum) », QED = CQFD = Ce qu’il fallait démontrer, formule utilisée habituellement à la fin d’une démonstration qui, ici, conclusive et lapidaire, semble une formulation énigmatique qui entérine la complexité de l’œuvre. Est-elle pour autant insondable ? [14]

Dans les œuvres abordées plus haut, un investissement « scientifique » – technique, distancé, médical – de la part de l’artiste est perceptible, une vision posée, « détachée ». Cette œuvre-ci propose une part analytique, manifestée par l’hétérogénéité de sa composition, par la présence de la photographie de l’artiste (empreinte corporelle), par l’association combinatoire de notions en nombre.

L’ambiguïté de cette œuvre génère, comme l’écrit W. J. T. Mitchell [15] une suite de questions : qu’est-ce qu’une image ? Qu’est-ce qu’un mot ? Qu’est-ce qu’un objet ? Suite que l’on peut prolonger encore en : qu’est-ce qu’une photographie de soi ? Quel est ce sujet ? Ces questionnements montrent l’intérêt de l’artiste pour la psychologie souligné par Catherine Grenier en introduction de son article « Robert Morris et la mélancolie. La face sombre de l’œuvre » [16].

 

Venons-en à OPALKA 1965/1 – ∞. Elle est une œuvre composite, polymorphe. Un ensemble unit sous un même titre des peintures, des cartes de voyages, des enregistrements de voix, des photographies. Peintures scripturales, enregistrements sonores et photographies [17] – comptes – qui paraissent autant de décomptes à vie – ne sauraient être dissociés, même exposés ou conservés séparément.

L’œuvre de R. Opalka, composée et unitaire, c’est donc quatre voix discernables, mais indissociables. Leur multiplicité ne les éparpille pas. L’effet est convergent.

Des peintures, tout d’abord. Partant de 1, avec un pinceau, toujours le même [18] – un modèle Rowney numéro 0, choix sur lequel R. Opalka ne reviendra pas – l’artiste trace la suite régulière des nombres entiers dits naturels. Il peint à l’acrylique blanche sur des toiles de format identique recouvertes uniformément d’une peinture grise, dans laquelle sera ajouté, à partir de 1972 [19] (au moment où il atteint le nombre : 1 000 000 – Détail du passage au million : Détail 993460 – 1017875) environ 1 centième de blanc supplémentaire à chaque nouveau tableau « afin d’en arriver au blanc sur blanc ». Chaque toile est nommée Détail, suivi de deux nombres : le premier et le dernier peints. Chacune est une séquence d’une unique peinture. Le 23 avril 1985/2, Opalka confie à Bernard Noël : « tous mes détails sont les briques d’un tableau unique dont les parties sont dispersées à New York Paris Tokyo Berlin etc. il y a des détails partout et non pas quelque part » [20]. Tel est l’espace étendu investi par ses peintures.

S’ajoutent à cela des enregistrements de sa voix sur bande magnétique. Initiés en 1968, ils sont à saisir comme l’« élargissement du concept à l’enregistrement vocal » [21]. A les écouter, on perçoit à la fois un automatisme mais aussi une concentration extrême dans l’énonciation.

 

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[9]R. Morris, 37 minutes 3879 strokes/ 37 minutes 3879 trait, 1961, crayon sur papier, H. 0,69 m ; L. 0,50 m, New York, USA.
[10] R. Morris, 14 minutes, 23 octobre 1962, encre sur papier brun, H. 0,356 m ; L. 0,273 m, collection de l’artiste. Ce dessin est une suite sur treize lignes qui déjà manifeste un écart métrique annonçant la suite des Blind Time (débutée en 1973) – le temps décompté par l’artiste ne correspondant pas à celui strictement écoulé, réglé, d’une horloge, d’une montre, d’un minuteur.
[11] R. Morris, I-Box, 1963, « cabinet » de contre-plaqué peint, couvert de métal sculpté, contenant une photographie, 0,483 m ; L 0,324 m ; P. 0,35 m, Collection Leo Castelli (Trieste, 1907-New York, 1999).
[12]H. Rosenberg, « Defining Art », The New Yorker, 25 février 1967.
[13] R. Krauss « La problématique corps/esprit : Robert Morris en séries », art. cit., p. 66.
[14] Dans ce cas précis, on peut voir dans I-Box le reflet ponctuel d’un commentaire de R. Opalka : « je suis proche des minimalistes et des conceptuels mais ma démarche est une étrangeté par rapport à ce monde conceptuel dont je suis l’enfant » (propos du 30 avril 1990, relaté par B. Noël, « Détails », art. cit., p. 63).
[15]W. J. T. Mitchell, « Wall labels : word, image and object in the work of Robert Morris », dans Robert Morris-The mind/body problem, New York, Solomon R. Guggenheim Museum/Guggenheim Museum Soho, 1994, pp. 62-79.
[16] C. Grenier en introduction de son article « Robert Morris et la mélancolie. La face sombre de l’œuvre », dans Robert Morris 1961-1994, Op. cit., p.11-29.
[17] Et l’enregistrement de l’artiste énonçant en polonais le nombre qu’il inscrit sur la toile. « A chaque détail s’ajoute un enregistrement sur bande magnétique de ma voix disant les nombres pendant que je les peins » (B. Noël, « Détails », art. cit., p. 60).
[18] Pour la décision d’utiliser un pinceau neuf à chaque nouvelle toile, par souci de régularité du dépôt de peinture, voir Chr. Savinel, « Opalka ou l’éthique de l’assignation », dans Roman Opalka, Op. cit., p. 18.
[19] B. Noël, Le Roman d’un être, Op. cit., 23 avril 1985, p. 15.
[20] B. Noël, « Détails », art. cit., p. 54.
[21] Cité sur le site internet de l’artiste. Notons que lors d’un entretien avec Bernard Noël, il dira que cette décision est contemporaine du « un pour cent »