Etalon mémoriel : la place de l’autoportrait photographique dans I-Box (1962)
de Robert Morris et OPALKA 1965/1 - ∞
de Roman Opalka

- Elisabeth Amblard
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résumé

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Tout d’abord, quelques mots sur chacune des deux œuvres choisies en posant trois dénominateurs communs. Un premier, finalement peu fréquent, est l’intégration d’un autoportrait photographique réaliste de l’artiste ; un second concerne leur relation aux langages, textuelle, inscrite, voire phonique ; et un troisième, leur caractère composé proposant une forme d’intermédialité.

Deux attitudes devant ces deux œuvres : I-Box se livre à nous nu, aussi nu que l’est son auteur, R. Morris, et laisse libre cours à de possibles interprétations à situer néanmoins dans un contexte, dans l’œuvre de l’artiste, interprétations que je m’attacherai à étayer. Il en va différemment de l’œuvre de R. Opalka. En effet R. Opalka, même si cela n’était pas son intention première, s’est appliqué à expliciter sa démarche dans ses moindres aspects. Aussi aurai-je recours, très régulièrement, aux propos mêmes de l’artiste, en particulier ceux recueillis par Bernard Noël dans Le Roman d’un être [1].

Nu, debout, en pied, le menton levé, le sourire aux lèvres, R. Morris fait face à l’objectif. C’est la photographie (qui saute aux yeux) d’I-Box (1962), empreinte argentique en noir et blanc, délimitée par le contour serré d’un I faisant trouée, fenêtre ou porte d’une boîte (ouverte ou fermée), sur le corps en portrait de l’artiste. 

En vis-à-vis, des centaines d’autoportraits hiératiques de R. Opalka, portraits/visage, parts plurielles du « seul tableau » peint la vie durant de l’artiste, débuté en 1965, série, ou plutôt suite à laquelle, à partir de 1970, l’artiste se consacrera exclusivement : OPALKA 1965/1 - ∞ [2].

Peut-être n’est-il pas juste de confronter une seule œuvre de Robert Morris à l’œuvre d’une vie de Roman Opalka. De fait, je ne saurais les aborder dans une stricte symétrie. A l’une et l’autre, leur ouverture propre, leur situation, leur position dans la démarche des artistes. J’engagerai néanmoins systématiquement ce qui, dans l’une et l’autre, permet leur comparaison, leurs dissemblances relatives et leurs affinités, dans leurs relations au temps, au corps, au sujet, à l’espace.

 

Avant-propos

 

Je commence par l’I-Box. Les œuvres se suivent et se répondent. On ne peut aborder une œuvre si complexe que celle-ci sans chercher à en connaître l’environnement. A ce sujet, analysons six œuvres puis deux autres, contemporaines. Elles dessinent le contexte de son apparition et donnent quelques clés, une toile de fond, une perspective sur ses enjeux.

Pendant le deuxième moment de sa vie artistique (car en 1960, l’artiste se détourne de la peinture), R. Morris s’intéresse particulièrement à la définition du corps : quelle est sa place dans l’espace ? Quelle peut en être sa représentation ? Il prend son propre corps comme sujet, qui ainsi devient l’objet de ses réflexions artistiques.

Tout d’abord Untitled (standing box) ou Untitled (Box for Standing) de 1961 [3]. La trace principale de cette œuvre est une double photographie prise dans l’atelier de Robert Morris dans Church Street en 1961 à New York. Elle montre l’artiste droit, habillé d’un pantalon, d’un pull lâche, d’une chemise déboutonnée au col, les bras le long du corps dans l’embrasure d’une boîte en pin brut grossièrement assemblée. On notera déjà combien cette « box », cette boîte, semble à sa mesure, à ses dimensions, dirait-on même, à ses proportions, sans le contraindre. C’est ici la rencontre du corps vivant et de la matière inerte façonnée. Elle est une boîte pour un corps, son corps. Celle-ci l’envelopperait comme un cercueil, à la différence majeure qu’elle se tient bel et bien verticalement, faite pour un corps debout, en vie. Le visage de l’artiste est sans expression, sans affect. Regard baissé, il s’absente un peu, il est là mais ne se montre pas. Cette photographie semble l’image d’une performance, celle d’un geste se concentrant dans une pose en situation, la rencontre d’une sculpture minimale mise en relation avec le corps même de l’artiste.

Dans cette même veine, la suite des portails de 1961 donne à penser l’espace du seuil, et du passage entre deux espaces par lui désigné, en deçà, au-delà, faisant césure [4].

D’autres œuvres, au cours de l’année 1963, questionnent ouvertement le portrait et l’autoportrait. Les titres sont explicites : Portrait, 1963. Dans un long coffret en bois peint, présentant huit cases dans lesquelles se logent huit petites bouteilles peintes également au-dessous desquelles sont gravées en lettres majuscules d’imprimerie : « Blood, sweat, sperm, saliva, flegm, tears, urine and feces » (« Sang, sueur, sperme, salive, lymphe, larmes, urine et excréments »). Morris catalogue et étiquette les fluides corporels. Ils donnent forme, à eux seuls, à un portrait unifié, homogénéisé.

Self-Portrait [EEG] (1963) [5] est un électroencéphalogramme auquel s’adjoignent des étiquettes de plomb. Encadrée en verre et métal, l’œuvre se présente verticalement. R. Morris est souvent décrit comme une figure de scission avec l’expressionnisme abstrait des années quarante, mouvement critiqué, vingt ans après son avènement, pour se limiter à exprimer l’intériorité de l’artiste. Quoiqu’il en soit, ce qu’en écrit Rosalind Krauss semble s’imposer : R. Morris « relie le problème du dispositif à la question de l’individualité, de la subjectivité, de l’expérience personnelle – en bref, à la problématique corps/esprit » [6]. Le titre même de l’œuvre implique la dualité : celle du sujet, de l’auto-sujet (self-portrait) mis en avant, amorçant une subjectivité face à celle de la nature de sa représentation, sèche, froide, mécanique, objective sous forme d’une image médicale. Pour faire son autoportrait, Morris se soumet à une encéphalographie, méthode médicale d’exploration cérébrale qui permet d’enregistrer l’activité électrique produite par le cerveau. Si « pendant l’enregistrement oscillatoire et sismographique de ses ondes cérébrales, certainement par souci de cohérence, Morris décide de penser à lui-même » comme le relate R. Krauss [7], de façon anticipée, pour provoquer des correspondances physiques, il en détermine la durée de manière à ce que la transcription trace sur le papier une ligne de même hauteur que son propre corps. Cela subvertit quelque peu l’approche, marquant la propension, la ténacité du corps tangible, concret, à faire bonne mesure.

Autre proposition autoréférentielle, Photo-cabinet (1963) [8], est une boîte fermée sur la porte de laquelle est collée une photographie de son espace intérieur vide, porte ouverte. Autoréférentielle.

 

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[1] B. Noël, Le Roman d’un être, Paris, P.O.L, 2012 ; B. Noël, « Détails », dans Roman Opalka, dir. J. Lageira, Paris, Dis Voir, 1996, pp. 47-96.
[2] Site officiel de l’artiste.
[3] R. Morris, Untitled (Standing box) ou Untitled (Box for Standing), 1961, chêne, H. 1,88 m ; L. 6,35 m ; P. 0,267 m, Madrid, Musée national centre d’art Reina Sofia.
[4] R. Morris, Untitled (Pine Portal), 1961, première version, sapin stratifié, H. 2,438 m ; L. 1,219 m ; P. 0,305 m ; R. Morris, Untitled (Pine Portal with mirror), 1978 est une refabrication de l’original de 1961 auquel l’artiste ajoute des miroirs fixés aux montants intérieurs qui réfléchissent l’espace et le corps de celui ou de celle qui traverse ce cadre.
[5] R. Morris, Self-Portrait [EEG], 1963, électroencephalogramme et étiquettes de plomb, cadre de métal et de verre, H. 1,797 m ; L. 0,432 m, collection de l’artiste.
[6] R. Krauss, « La problématique corps/esprit : Robert Morris en série », Catalogue de l’exposition rétrospective Robert Morris 1961-1994, Paris, Spaden, éditions du Centre Pompidou, 1995, p. 57.
[7] Ibid.
[8] R. Morris, Photo-cabinet, 1963, cabinet de bois peint contenant une photographie, H. 0,381 m ; L. 0,273 m, collection de l’artiste.