La visualisation des formes
dans le Voir Dit de Machaut.
Vers une désaffection du lyrisme ?

- Julia Drobinsky
_______________________________

pages 1 2 3 - annexes

Fig. 1. P. Rémiet, Guillaume alité lit une lettre,
vers 1390

Fig. 5. P. Rémiet, Machaut dicte une lettre,
fin XIVe siècle

Fig. 3. Anonyme, Machaut et le
messager de sa dame
, v. 1372

Aussi bien par leur emplacement que par leur contenu, les miniatures qui relèvent de l’iconographie de la lettre révèlent deux phénomènes frappants. D’une part, leur autonomie par rapport à la correspondance effective : rarement contiguës aux lettres insérées [38], elles ne transmettent pas ce qui fait la chair des courriers échangés entre amants. D’autre part, le peu de cas qu’elles font de la dimension lyrique du Voir Dit : elles occultent les activités lyriques associées à la production épistolaire, aussi bien que les relations d’inclusion, voire d’assimilation, qui se tissent entre lettres et poèmes. La récurrence du motif visuel de la lettre trahit donc la prééminence donnée à la communication épistolaire sur la création lyrique. Trois exemples permettront de s’en persuader.

Le premier est fourni par la cinquième miniature du Voir Dit illustré dans le manuscrit F (fig. 1). Le folio 142 où elle apparaît est subdivisé en trois zones de texte : la fin de la lettre 3 en prose, le rondeau de la dame « Celle qui nuit et jour desire », le récit versifié. Ces subdivisions sont rendues visibles par deux éléments structurants : la rubrique « L’amant-rondel » qui permet d’identifier la forme fixe (mais comporte une erreur d’attribution) ; la miniature placée entre le rondeau et le passage narratif. En termes d’occupation spatiale et d’impact visuel, l’image assure une forte césure, valorisant le récit au détriment de la zone des matériaux entés, et particulièrement de la lettre dont elle est dissociée. La hiérarchisation visuelle se fait donc au profit de la donnée narrative. En termes de contenu informatif, l’image représente non la dame émettrice de la lettre, ni les nouvelles et requêtes qui s’y trouvent énoncées, mais un contexte de réception : le narrateur, malade et alité, lit la lettre en présence du messager :

 

Un vallet d’aventure vi
En ma chambre (…)
Et tous seulz en mon lit m’assis.
Et il, comme meurs et rassis,
Me vint presenter tout en l’eure
Les lettres qui sont cy desseure (v. 742-743 et 758-761)

 

Toutes les indications reprises dans l’image – le lit, le messager, la lettre – proviennent du récit. Aussi sommaires soient-elles, leur utilisation réduit l’épître et le rondeau à des formes vides.

L’exemple de scène de dictée est plus significatif encore (fig. 5). Cette image s’insère en plein milieu d’un passage narratif, à distance respectueuse de deux agrégats de lettres et de poèmes [39]. Ces lettres, les lettres 35 à 38, intéressent le lecteur à plus d’un titre. Par leur ancrage historique d’abord, l’amant regrettant de ne pouvoir se consacrer à l’écriture autant qu’il l’aurait souhaité, du fait de la présence en sa demeure d’un hôte prestigieux, le duc de Bar (lettre 35b), ou exprimant ses craintes d’être victime des Grandes Compagnies s’il entreprenait un voyage vers sa dame (lettre 37b). Par les références mythologiques et littéraires qui y abondent (de Tantale assoiffé à Lancelot au pont de l’épée dans la lettre 37e), et surtout par le journal que Machaut y tient de l’avancement du Livre du Voir Dit, nommant précisément son œuvre dans la lettre 35c. Mais de tout cela, l’image fait silence. C’est à peine si elle tire davantage du récit auquel elle est raccordée. L’auteur y explique en détail qu’il agrémente sa nouvelle lettre de « II choses », c’est-à-dire de deux ballades, jadis échangées avec un certain T. sur la base d’un schéma de rimes et de mètres communs. Les deux ballades sont effectivement reproduites avant la lettre 37. Il ajoute qu’il vient de les mettre toutes deux en musique :

 

Si me pensai que j’escrisisse
Et que devers elle envoiasse (…)
Si fis escrire ceste lettre.
– Mais n’oubliai pas ces .II. choses
Qui furent en ma lettre encloses,
Et furent mises par escript.
T. fist devant, plus n’en escript,
Et le mieulz et le plus qu’il pot
Prist toute la graisse du pot (…)
Et je respondi par tel rime
Et par tel mettre comme il rime ;
Et si ai fait les chans a .IIII.
Pour elle deduire et esbatre » (v. 6398-6399, 6402-6408 et v. 6411-6414).

 

Or de l’exposition de ce projet d’écriture complexe, mêlant la prose, le vers et le chant, puisant dans une création ancienne à deux plumes pour l’enrichir d’une musique inédite à quatre voix, l’image ne garde qu’une situation de dictée, induite de la seule phrase « Si fis escrire ceste lettre » (vers 6402). Elle évide la richesse de son référent narratif, sans rien révéler de la présence d’insertions multiples. Ainsi, que le récit soit prolixe ou laconique quant aux modalités d’écriture ou de transmission, l’illustration n’en conserve qu’une information de surface. Cette pauvreté ne l’empêche pas pour autant de faire ressortir les seules situations épistolaires tirées du récit, au détriment tant des situations lyriques que des insertions effectives de prose et de chants mêlés.

Les miniatures liminaires fournissent une dernière preuve du caractère autonome et occultant de l’iconographie de la lettre. Dans trois manuscrits sur quatre [40], le Voir Dit s’ouvre sur une scène qui représente le narrateur, assis dans un jardin, recevant une lettre des mains d’un messager (fig. 3). Placée au seuil du prologue, cette image est antérieure de presque cinq cents vers de la première lettre de la dame, invitation séminale à un échange plaisant de chansons. Ce n’est pourtant pas là le premier objet reçu par le poète convalescent. Car le premier envoi provenant de son admiratrice, celui qui sert de déclencheur à toute l’aventure sentimentale et littéraire du Voir Dit, n’est pas une lettre en prose, mais un rondeau qui tient lieu de lettre (« Celle qui onques ne vous vit », vers 203-215), et auquel le poète répond aussitôt en composant à son tour un rondeau (« Tresbelle, riens ne m’abelist », vers 374-386). C’est ce dernier qui suscite l’envoi de la lettre 1. Dans ces conditions, les miniatures liminaires ne signalent en rien la présence de ces premiers courriers, pas plus qu’elles ne laissent deviner que lettres et rondeaux s’y confondent. Basées sur un bref passage narratif mentionnant la remise du premier d’entre eux (« Si me bailla un rondelet Qui n’estoit pas rudes ne let », vers 183-184), elles ont pour fonction principale, à travers le motif visuel de la lettre, de poser d’emblée la spécificité de l’œuvre : sa composante épistolaire. Elles fonctionnent dès lors comme un indice mnémotechnique destiné simplement à épingler la lettre comme le trait discriminant de l’œuvre. La globalité du Voir Dit se réduit à une lettre vide.

 

A la différence des rubriques placées en tête des insertions lyriques, les miniatures, même lorsqu’elles sont contiguës aux pièces rapportées, ne contribuent guère à leur repérage. En raison de leur point d’insertion dans le texte, au début des développements narratifs et non au début de ces éléments greffés, en raison des choix de représentation, puisés en priorité dans la matière diégétique, les images qui accompagnent le Voir Dit ne visualisent plus la dimension lyrique comme elles l’avaient fait dans le premier manuscrit du Remède de Fortune. Même lorsqu’elles sont centrées sur le motif de la lettre, elles ne servent pas de marqueurs des insertions épistolaires, considérées dans leur matérialité et dans leur forme prose spécifique, mais seulement de signaux des situations épistolaires ancrées dans la diégèse. Dans l’illustration du Voir Dit, les contenus narratifs teintés d’épistolarité consacrent en fin de compte la désaffection du lyrisme.

 

>annexes
retour<
sommaire

[38] On trouve de telles images seulement après la lettre 6, qui est en réalité un rondeau de l’amant (ms. A, f°233 ; ms. Pm, f°13 ; ms. F, f°146v°).
[39] Cette image, la vingt-septième du cycle du Voir Dit dans le ms. F (f°181), se place une bonne soixantaine de vers après les lettres 35 et 36, séparées par le rondeau « Dix [et] sept, V, XII, XIII et Quinse », et quatre-vingt-dix vers avant l’échange de ballades avec Thomas Payen, clos par la lettre 37, elle-même suivie par un rondeau, une ballade et la lettre 38.
[40] Les mss A (f°221), Pm (f°122) et E (f°171).