La visualisation des formes
dans le Voir Dit de Machaut.
Vers une désaffection du lyrisme ?
- Julia Drobinsky
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Fig. 1. P. Rémiet, Guillaume alité lit une lettre,
vers 1390
De tous les dits du poète et compositeur rémois Guillaume de Machaut (1300-1377), Le Livre du Voir Dit est celui qui a le plus tôt suscité l’intérêt mais aussi les débats des critiques. Depuis la découverte de l’œuvre par Prosper Tarbé [1] qui en publie quelques pages en 1849 puis la version soi-disant intégrale de Paulin Paris en 1875 [2], jusqu’à ses récentes éditions scientifiques parues simultanément en France et aux Etats-Unis [3], le Voir Dit est resté une pomme de discorde. Le nœud du débat tient au projet d’authenticité affirmé par le titre [4]. Dit véridique ou dit véritable, le Voir Dit entend conter les dernières amours du clerc âgé, mais prompt à reprendre goût à l’écriture, dès lors qu’une jeune admiratrice, éprise de lui sur sa réputation de poète, l’engage dans un échange de poèmes et de lettres. La relation, d’abord purement épistolaire, passe par une phase d’intimité croissante, avant qu’une série d’empêchements et de calomnies ne conduise les amants au désamour. Le dit se conclut sur un statu quo fondé sur l’estime réciproque et la liberté de cœur de chacun [5]. Au-delà du caractère scabreux de l’aventure, la polémique s’est nourrie du titre et plus encore de la présence, dans la trame narrative, non seulement de pièces lyriques – pratique d’insertion déjà bien ancrée chez Machaut [6] –, mais aussi d’une correspondance entre le poète vieillissant et sa muse. Prêtant à ces missives la véracité de témoignages écrits par deux épistoliers distincts, s’appuyant de surcroît sur l’apparent désordre de quelques-unes [7], les tenants de l’autobiographisme absolu ont vu leurs arguments battus en brèche par les défenseurs de la fictionnalisation du moi [8]. Mettant en avant la composition éminemment littéraire de l’ensemble et les ressorts d’une écriture de l’illusion plutôt que de l’authenticité, ces derniers conviendront, avec Jacqueline Cerquiglini, que « les lettres ne sont pas des objets de la vie, mais des objets littéraires » [9].
Sur une échelle rétrospective plus large, la pluralité éditoriale et herméneutique imposée au Voir Dit au cours de ces cent cinquante dernières années paraît s’inscrire dans le destin du texte depuis ses origines. Ainsi le geste, radical, de Prosper Tarbé prélevant quelques lettres pour une édition sélective, celui, subreptice, de son successeur Paulin Paris récrivant sans l’avouer les passages qu’il jugeait redondants, peuvent-ils apparaître comme les échos modernes de pratiques anciennes. Ces gestes de sélection et d’abrègement s’affirment en effet dès les éditions manuscrites de l’œuvre.
La tradition manuscrite du Voir Dit est à la fois réduite, dans la mesure où le texte n’a été conservé que dans six codices, et resserrée dans le temps, puisque cinq d’entre eux ont été réalisés en l’espace d’une vingtaine d’années, entre 1370 et 1390. Le dernier manuscrit peut être daté, d’après des critères stylistiques, des années 1425-1430 [10]. D’emblée, ce corpus se distingue de celui des dits antérieurs de Machaut par le caractère diversifié et pluriel des états du texte. On compte tout d’abord trois copies du texte intégral du Voir Dit. Le manuscrit le plus ancien [11] (ms. A, Paris, BnF, Français 1584), parce qu’il a été réalisé à Reims vers 1370, du vivant même de l’auteur et selon ses instructions, constitue ce que l’on considère comme la version canonique du texte. Les deux autres, datés par François Avril des alentours de 1390, ont été illustrés, l’un par un artiste dans lequel le chercheur a reconnu la main de Perrin Remiet (ms. F, Paris, BnF, Français 25545), l’autre par deux associés travaillant pour le compte du duc de Berry (ms. E, Paris, BnF, Français 9221) [12]. Une quatrième édition, la plus tardive, présente une version remaniée dans laquelle les lettres ont été discrètement abrégées [13], tandis qu’à l’exception de quatre pièces lyriques, la notation musicale a disparu (ms. Pm, New York, Pierpont Morgan Library, M 396) [14]. A cet ensemble il convient d’ajouter deux manuscrits jumeaux issus du même atelier parisien en 1371 (ms. J, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, 5203 et ms. K, Berne, Bürgerbibliothek, 218) [15]. Dans ces deux recueils des œuvres complètes de Machaut, le Voir Dit reçoit un traitement à part : alors que tous les textes narratifs y sont conservés dans leur version intégrale, le dit le plus long de l’auteur s’y voit réduit à deux courts extraits, tous deux consacrés à la description de la déesse Fortune, tous deux introduits par une miniature qui donne forme aux conceptions divergentes sur la déesse [16]. Ces passages sont précisément ceux qu’Eustache Deschamps, disciple de Machaut, choisit de lire au comte de Flandres Louis de Male dans le manuscrit qu’il lui a offert du Voir Dit – manuscrit perdu depuis [17]. L’extraction des deux exposés sur Fortune, l’un selon la description de Tite-Live et l’autre d’après la vision qu’en avaient les « païens », témoigne du succès qu’ils ont dû remporter. Du Voir Dit ont été enfin détachées non seulement les deux séquences sur Fortune, mais également vingt-cinq pièces lyriques différentes, qui ont trouvé place au début du XVe siècle dans dix anthologies distinctes [18]. Par sa nature composite, la version du Voir Dit établie par l’auteur dans le manuscrit rémois s’est donc vue tour à tour tronquée ou mise en pièces [19].
Pour autant, les différents états du texte, les uns parcellaires, les autres complets ou presque, ne devaient pas revêtir une dignité égale aux yeux des commanditaires médiévaux, si l’on en juge d’après la part accordée à leur décoration. Les anthologies lyriques accueillant seulement quelques pièces éparses du poète sont totalement dépourvues de miniatures. A l’opposé, les versions longues du Voir Dit, conservées dans les recueils des œuvres complètes du poète, s’enrichissent d’un abondant apparat visuel fait de rubriques, de lettrines et d’images. Dans cette dernière catégorie, trois de ces versions longues (celles des manuscrits A, F et Pm) se distinguent par la longueur de leur cycle iconographique, qui compte vingt-cinq à trente-sept miniatures, contribuant à placer le Voir Dit parmi les textes les plus illustrés de Machaut [20]. Son œuvre majeure réunit ainsi la double particularité d’être à la fois le support d’une iconographie développée et le lieu d’une tension entre des formes littéraires hétérogènes – récit en vers, lettres en prose, poèmes lyriques à forme fixe. Il paraît donc naturel de s’interroger sur l’articulation entre les diverses composantes visuelles et textuelles de l’œuvre, de manière à dégager le rôle de la décoration dans le repérage et l’identification des formes.
En termes de statistiques, le Voir Dit totalise pas moins de cent quatre-vingt-cinq changements formels, total qui se décompose en soixante-quinze passages narratifs, soixante-trois pièces lyriques et quarante-six lettres. Le nombre des rubriques, remarquablement stable d’un manuscrit à l’autre, excède celui des ruptures formelles, atteignant un total de deux cent douze occurrences. Le surplus s’explique par l’ajout de rubriques servant de légendes aux images ou de subdivisions internes dans le long commentaire sur chacune des roues de Fortune [21]. Mais le fait est que plus de 90% des changements formels opérés dans le texte sont signalés par la présence d’une rubrique [22]. Celles qui sont associées à des insertions lyriques réunissent deux types d’informations : la désignation de son auteur et celle du genre dont elle relève, sur le modèle « l’amant / balade » ou « rondel / la dame » (fig. 1). Les rubriques qui introduisent les lettres et les énoncés rapportés, de même que celles qui annoncent la reprise du récit, désignent les locuteurs en faisant alterner les mentions « l’amant » et « la dame ». Avec un maillage de rubriques aussi serré, on peut dire que les copistes ont assuré un balisage visuel complet, assurant efficacement le repérage des formes de discours comme l’identification des énonciateurs.
[1] Les Œuvres de Guillaume de Machaut, éd. Prosper Tarbé, Reims, Paris, Techener, 1849 ; Genève, Slatkine, 1977. A ces extraits tirés du Voir Dit s’ajoute une édition séparée des poèmes qui y sont attribués à la dame anonyme du poète : Poésies d’Agnès de Navarre-Champagne, Dame de Foix, éd. Prosper Tarbé, Paris, Aubry et Reims, Brissart-Binet, 1856.
[2] Le Livre du Voir Dit de Guillaume de Machaut où sont contées les amours de messire Guillaume de Machaut et de Peronnelle dame d’Armentières avec les lettres et les réponses, les ballades, lais et rondeaux dudit Guillaume de Machaut et de ladite Peronnelle, éd. Paulin Paris, Paris, Société des Bibliophiles François, 1875.
[3] Les deux publications du Voir Dit relèvent de parti pris diamétralement opposés. G. de Machaut, Le Livre du Voir Dit (The Book of the True Poem), éd. Daniel Leech-Wilkinson, traduction Robert Barton Palmer, New York et Londres, Garland Publishing, 1998 est une édition diplomatique complétée d’une traduction anglaise et d’une étude étoffée ; G. de Machaut, Le Livre du Voir Dit, éd. et traduction Paul Imbs, révision Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1999 (notre édition de référence) est une édition critique établie selon la méthode philologique et assortie d’une traduction française.
[4] Ce titre est énoncé en clair dans l’épilogue de l’œuvre : « ce dit Que l’en appelle Le Voir Dit » (v. 8988-8989).
[5] Les principales études consacrées au Voir Dit sont celles de W. Calin, A poet at the Fountain. Essays on the Narrative Verse of Guillaume de Machaut, Lexington, The University Press of Kentucky, « Studies in Romance Languages », n°9, 1974 ; Guillaume de Machaut, poète et compositeur, Paris, Klincksieck, 1982 ; K. Brownlee, Poetic Identity in Guillaume de Machaut, Madison, University of Wisconsin Press, 1984 ; J. Cerquiglini, « Un engin si soutil », Guillaume de Machaut et l’écriture au XIVe siècle, Paris, Champion, 1985 et Guillaume de Machaut, « Le Livre du Voir Dit » : un art d’aimer, un art d’écrire, Paris, SEDES, « Agrégations de lettres et de langue française », 2001 ; P. Imbs, Le Voir Dit de Guillaume de Machaut, étude littéraire, Paris, Klincksieck, 1991 ; L. De Looze, Pseudo-autobiography in the Fourteenth Century : Juan Ruiz, Guillaume de Machaut, Jean Froissart, Geoffrey Chaucer, Gainesville, University Press of Florida, 1997 ; C. Attwood, Dynamic Dichotomy : The Poetic « I » in Fourteenth and Fifteenth Century French Lyric Poetry, Amsterdam, Atlanta, GA, Rodopi, 1998 ; I. Bétemps, L’Imaginaire dans l’œuvre de Guillaume de Machaut, Paris, Champion, 1998 ; D. Queruel (dir.), Le Livre du Voir Dit, Guillaume de Machaut, Paris, Ellipses, « C.A.P.E.S / Agrégation Lettres », 2001 ; D. McGrady, Controlling Readers. Guillaume de Machaut and His Late Medieval Audience, Toronto, University of Toronto Press, 2006 ; E. Eva Leach, Guillaume de Machaut, Secretary, Poet, Musician, Ithaca and London, Cornell University Press, 2011.
[6] La connaissance de la pratique machaldienne de l’insertion lyrique doit beaucoup aux travaux de Jacqueline Cerquiglini, et au premier chef à « Pour une typologie de l’insertion », Perspectives Médiévales, 1977, n°3, pp. 9-14 et « Le montage des formes, l’exemple de Guillaume de Machaut », Perspectives Médiévales, 1977, n°3, pp. 23-26.
[7] La question du « désordre » des lettres du Voir Dit a beaucoup préoccupé les exégètes et surtout les éditeurs du texte, à commencer par Paulin Paris et jusqu’à Paul Imbs et Daniel Leech-Wilkinson, le premier n’hésitant pas à en déplacer certaines, les deux autres se résolvant à conserver l’ordre dans lequel les lettres se présentent dans les manuscrits. Voir les remarques et études consacrées à la question par P. Paris, op. cit., pp. VIII-IX ; W. Eichelberg, Dichtung und Wahrheit in Machauts Voir Dit, Frankfort, Düren, 1935 ; D. Leech-Wilkinson, op. cit., pp. XXVII-XXX et « Le Voir dit : a reconstruction and a guide for musicians », Plainsong and Medieval Music, 1993, n°2, pp. 103-140, ainsi que les conclusions proposées par Jacqueline Cerquiglini commentant les travaux de Paulin Paris dans « Le Voir Dit mis à nu par ses éditeurs, même. Etude de la réception d’un texte à travers ses éditions », dans Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters, Begleitreihe, Band II, Heidelberg, Carl Winter, 1991, pp. 337-380 (part. pp. 347-362).
[8] Dans l’introduction à son édition du Voir Dit, Daniel Leech-Wilkinson distingue trois périodes dans l’histoire de la réception critique de l’œuvre : « the scholarly, the critical, and the metacritical », op. cit., pp. XX-XXV. Il ne manque pas de souligner, pour chacun des chercheurs qu’il cite, s’il voit dans le Voir Dit un récit autobiographique (approche qui est celle de Prosper Tarbé et Paulin Paris, puis de Walter Eichelberg, Noël Musso, Daniel Leech-Wilkinson lui-même, mais aussi de Paul Imbs, grand absent de la liste) ou au contraire une œuvre essentiellement fictionnelle (lecture défendue par Georg Hanf, William Calin, Sylvia Huot et Jacqueline Cerquiglini, que l’auteur omet également de citer).
[9] J. Cerquiglini-Toulet, « Le Voir Dit mis à nu par ses éditeurs, même », article cité, p. 361.
[10] Pour la liste des mss comportant une copie du Voir Dit, voir l’annexe 1.
[11] Toutes les datations sont celles établies par F. Avril dans son article de référence « Les manuscrits enluminés de Guillaume de Machaut, Essai de chronologie », dans Guillaume de Machaut, poète et compositeur, Paris, Klincksieck, 1982, pp. 117-133.
[12] Il s’agit du maître du Polycratique de Jean de Salisbury et d’un collaborateur, dont François Avril n’a retrouvé la main que dans certaines miniatures des Grandes Chroniques de France de Charles V (Paris, BnF, Français 20350).
[13] Pour l’analyse des coupes opérées dans les lettres du Voir Dit, voir A. Sultan, « Les silences du Voir Dit dans le manuscrit Pm, ou le mystère dans les lettres », dans Sylvie Lefèvre (dir.), La lettre dans la littérature romane du Moyen Age, Orléans, Paradigme, « Medievalia », 2008, pp. 37-75.
[14] Les notices les plus complètes de ces mss ont été établies par L. Earp, Guillaume de Machaut, A Guide to Research, New York and London, Garland Publishing Inc., 1995, pp. 87-90 (ms. A), pp. 90-92 (ms. F), pp. 92-94 (ms. E) et pp. 101-102 (ms. Pm).
[15] Le ms. J a été copié à Bellême pour le comte du Perche Robert d’Alençon d’après le ms. K, daté du 11 avril 1371. S’il s’agit de copistes distincts (le ms. J est d’un copiste anonyme, tandis que le ms. K est de la main de Guiot de Sens), l’enlumineur est le même dans les deux mss Voir les notices de ces deux mss dans L. Earp, op. cit., pp. 97-100.
[16] Ces deux fragments (f°147v°-151v° dans le ms. J et f°133-136v° dans le ms. K) correspondent respectivement aux vers 8189-8459 et 8606-8851 de l’édition de Paul Imbs.
[17] Jacqueline Cerquiglini fait allusion à cette scène de lecture dans « Un engin si soutil », op. cit., p. 63. C’est sans doute ce ms. que Lawrence Earp a identifié avec un ms. de la bibliothèque de Bourgogne dont on a perdu la trace depuis 1797, op. cit., p. 57 (2. 1. 1. e.) et p. 94.
[18] Il s’agit des mss Ch (Chantilly, Musée Condé, 564), I (Paris, BnF, Nouvelles Acquisitions Françaises 6221), Iv (Ivrea, Biblioteca Capitolare, 115), Mn (Madrid, Biblioteca Nacional, 10264), Pa (Philadelphie, University of Pennsylvania Libraries, Fr. 15), PR (Paris, BnF, Nouvelles Acquisitions Françaises, 6771), SL (Florence, Biblioteca Medicea-Laurenziana, archivio capitolare di San Laurenzo, 2211), Ta (Turin, Archivio di Stato, J. b. IX. 10), Utr (Utrecht, Universiteitbibliotheek, 6 E 37 II) et Wm (Londres, Westminster Abbey Library, 21). Pour les références exactes de ces pièces, voir L. Earp, op. cit., pp. 224-226 ; pour les notices des mss concernés et le folio des pièces, voir ibid., pp. 110-112, 115-127.
[19] Nous reprenons le mot de J. Cerquiglini, article cité, p. 344.
[20] L. Earp, op. cit., pp. 177-183, fournit la liste des sujets traités dans les cycles iconographiques du Voir Dit. Nous proposons une description détaillée de ces images dans notre thèse, « Peindre, pourtraire, escrire. Le rapport entre le texte et l’image dans les manuscrits enluminés de Guillaume de Machaut (XIVe-XVe s.) », pp. 837-857.
[21] Dix de ces rubriques introduisent les inscriptions portées sur les roues de Fortune, citées en alternance avec quelques vers du narrateur, et quatre autres accompagnent les commentaires qu’un ami du héros fait au sujet de ces roues, la seconde d’entre elles n’ayant pas été rubriquée.
[22] Selon les mss, cent soixante-trois à cent soixante-quatorze de ces changements formels sont rubriqués, ce qui correspond à un pourcentage de 88 à 94 %.