Echanges culturels, universalisme et
internationalisme dans la propagande
anarchiste
- Anne-Marie Bouchard
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Ces deux cas posent plusieurs problèmes recoupant à la fois la question du langage, mais aussi celle de l’imaginaire politique. On pourrait, en effet, soupçonner que le passage d’un document du local à l’international conduit à une perte de son potentiel en tant que propagande, dans la mesure où il est extrait du contexte qui lui fournit ses références. Dans ce cas, tant « Le Char de l’Etat » que l’affiche anti-électorale de Luce seraient réduits au statut d’artefacts de la lutte révolutionnaire étrangère apparaissant dans leur nouveau contexte sans vraiment s’y adapter.
Pourtant, il est certainement possible de proposer une compréhension opposée, dans laquelle le document est bonifié par son passage d’un contexte à un autre. Qu’il soit ou non examiné dans ses moindres détails, le document nouvellement adapté recèle, particulièrement lorsque sa source est citée, un pouvoir d’évocation de la lutte révolutionnaire menée à l’étranger. Dans la mesure où le document prend place dans un périodique, au sein duquel il est associé à un ensemble de textes et d’images, son pouvoir d’évocation est tel que son contexte de post-réception présente le document comme une des nombreuses images issues de la lutte internationale, circulant librement dans les réseaux de presse révolutionnaires [32]. Dans l’Almanach du Père Peinard pour 1897, de nombreuses images issues de contextes divers se côtoient sans remettre fondamentalement en cause les motivations politiques du Père Peinard. Au contraire, l’adaptation des images se fait en un tout, contribuant en tant que somme, à diversifier l’iconographie habituelle du Père Peinard.
Le dessin « Une vue de la Halle au blé » (fig. 10) est accompagné d’une légende que l’on croirait, à la lecture de l’image, être une traduction directe de la légende originale. A gauche, la légende reprend ce qui est écrit sur le papier tenu entre les mains du « patriote », tandis qu’à droite, la légende semble avoir été ajoutée par Pouget, à une image qui n’en contenait pas. Cette adaptation rend compte d’une tâche plus complexe qu’elle n’y paraît. En effet, il n’est pas seulement question de traduire le texte pour le rendre compréhensible, mais bien de l’adapter à son nouveau contexte de réception. Dans la mesure où les journaux anarchistes français privilégient très fréquemment la figure du paysan pour représenter la pauvreté et la misère sous leurs dehors les plus tristes, l’adaptation de cette image concerne aussi sa mise en relation avec le patrimoine iconographique de l’anarchisme français.
Le titre en lui-même « Une vue de la Halle au blé », situe directement l’action d’une caricature new-yorkaise dans le ventre de Paris, selon l’expression célèbre d’Emile Zola [33] . Mais encore, ce qui semble effectivement être une caricature dans The Journal, faisant usage d’un ensemble de stéréotypes physiques et mettant en évidence d’une manière satirique – tel le crâne faisant office de portrait du travailleur – l’absurdité de la spéculation sur les denrées alimentaires, devient ici une image moralisatrice. L’anarchiste, qui est étrangement extérieur à cette vue de la Halle au blé, n’est plus seulement confus devant sa situation au sein du marché capitaliste du blé, il philosophe sur sa condition, et peut, à la lumière de cette légende, être mis en relation avec d’autres images contenues dans l’almanach.
Un dessin d’Ibels, accompagnant « La Chanson du gas » (fig. 11), dédiée au labeur paysan par le Père Lapurge [34], présente des caractéristiques semblables à l’adaptation faite par Pouget de la caricature américaine, en ce qu’elle met en image un paysan au milieu d’un champ regardant au loin, d’un air hostile, la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe et ce qui ressemble au dôme des Invalides, représentation schématisée de la ville de Paris bordée par le soleil couchant. Les paroles de la chanson rappellent la centralité du thème du paysan exploité dans la lutte révolutionnaire, symbole de la conscience révolutionnaire du peuple, illustré par l’image d’Ibels, mais aussi par l’image adaptée de la Halle au blé.
Ed’ pis quarante ans, sur ma fouë,
Qu’nos grands boeufs, not’ famille et moë,
Que j’travaillons la terre,
Seul not’ propriétaire,
A, comme un grand voleux,
Toute la crème ed not’ sueux [35].
Associés aux autres textes et dessins contenus dans le numéro, la « Vue de la Halle au blé » laisse paraître les conditions de son adaptation, qui sont, avant tout, les conditions intentionnelles de sa post-réception. S’il n’est pas impossible d’analyser cette image en elle-même, sa mise en contexte au sein du périodique permet de souligner plusieurs facteurs intervenant dans les modalités du choix de l’image avant même sa publication. Mise au service d’un discours social déjà connoté par une culture esthétique et idéologique propre au périodique, l’image empruntée au réseau de publications internationales permet à la fois d’ouvrir le discours social du journal vers l’étranger, de rappeler concrètement le caractère international des luttes révolutionnaires et, finalement, de dépasser les constantes artistiques et discursives du journal.
La circulation des images dans les réseaux de périodiques met en évidence le caractère éminemment utile de la reproductibilité technique des images. La nécessaire diffusion des documents de propagande la rend incontournable pour les mouvements anarchistes, mais surtout son utilité joue un rôle majeur dans la définition même des formes d’art dans la propagande. Remise en mouvement par chaque théorisation successive de l’art social, l’image reproductible semble avoir été d’emblée associée à la nature même de l’art social, tant ses caractéristiques techniques répondent aux besoins en propagande exprimés par les mouvements révolutionnaires. Au-delà du processus technique lui-même, qui peut permettre l’impression massive de documents visuels autonomes, le choix décisif de faire usage du journal pour diffuser les images de propagande doit être considéré. Reproduite au sein du journal, l’image de propagande a une fonction clef dans le discours social, mais elle est aussi définie par le journal et ses défis techniques et économiques.
[32] Le concept de post-réception défini par Jean-Pierre Bacot reflète très bien l’usage qui est fait des images en circulation au sein des organisations révolutionnaires. La Presse illustrée au XIXe siècle : une histoire oubliée, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005, pp. 204-205.
[33] Le rapport induit par Pouget entre la spéculation sur le prix des céréales et la Halle au blé, est peut-être plus ironique qu’il n’y paraît à première vue puisque c’est sous la Troisième république que la Halle au blé, située dans le quadrilatère des Halles de Paris, fut transformée en Bourse du commerce.
[34] Pour une analyse complète des thématiques de la chanson anarchiste, voir G. Manfredonia, La Chanson anarchiste en France des origines à 1914, Paris, L’Harmattan, 1997.
[35] Le Père Lapurge, « La chanson du gas », Almanach du Père Peinard, 1897, pp. 46-47. Le dessin d’Ibels et les paroles de la chanson furent d’abord publiés dans Le Père Peinard, n° 201 (22 janvier 1893), p. 4. Le dessin est également reproduit, sans la chanson, dans l’article de F. Dubois, « Le Péril anarchiste », Le Figaro, vol. 20, n°2 (13 janvier 1894) et dans le livre du même auteur, Le Péril anarchiste, Paris, Flammarion, 1894.