Echanges culturels, universalisme et
internationalisme dans la propagande
anarchiste

- Anne-Marie Bouchard
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Fig. 3. « Quand donc le pédaleur fera-t-il
ramasser une pelle au Capitalo ? », 1898

Fig. 4. « Le Premier mai », 1892

Fig. 5. « Le Char de l’Etat », 1897

Fig. 6. M. Luce, « Le Père
peinard au populo », 1898

Fig. 7. M. Luce, « Avant
l’élection », 1898

Fig. 8. M. Luce, « Après
l’élection », 1898

Traduction et adaptation : l’iconographie modulable

 

Si les journaux anarchistes en tant que tels sont largement diffusés pour leur propre bénéfice, ils tirent aussi profit des journaux qui leur parviennent de l’étranger en proposant très souvent des rubriques consacrées à un compte rendu du contenu jugé intéressant des périodiques les plus récents. Non seulement les journaux anarchistes utilisent-ils avec profit les publications contemporaines pour connaître les derniers événements et les débats les plus récents, mais ils bénéficient également de la publicité que cette pratique assure. En effet, il n’est pas rare de lire dans les publications les remerciements qu’un journal destine à son confrère pour avoir signalé l’intérêt de telle ou telle chronique. Ainsi, le journal est un média dont la lecture, loin de n’être qu’une manifestation intellectuelle de courte durée, se bonifie dans l’accumulation de ses numéros à la faveur desquels le contenu du journal se nuance et s’affine [20], d’une part, et dans la densité de ses relations avec les périodiques qu’il lit et ceux qui le lisent, d’autre part.

Le besoin important d’images est presque comblé par la circulation des périodiques qui les publient, mais cette circulation a des écueils difficiles à surmonter dans la mesure où une dynamique s’instaure entre le local et l’international, le passage de l’un à l’autre exigeant un certain nombre de modulations iconographiques et textuelles. Tout se passe comme si l’internationalisme visait à dépasser le cadre des nations [21], mais qu’il ne pouvait en même temps donner corps à une structure sans fondement hors de ces nations, le local restant la mesure et la référence de la propagande.

Loin d’être typiquement locale, cette fréquentation des périodiques entre eux a parfois des détours surprenants. S’il est difficile d’établir exactement la liste des périodiques en relation, c’est que cette liste échappe aux présupposés que l’on serait tenté d’avoir. Ainsi, il n’est pas surprenant de constater les relations intellectuelles et les projets d’échanges d’images entre les revues munichoises [22] tels Le Simplicissimus et Le Postillon et les journaux de Grave [23] et de Pouget [24], mais il est plus étonnant de constater l’emprunt d’une image (fig. 3) fait par l’Almanach du Père Peinard au journal The Coming Nation, organe d’une coopérative socialiste située à Ruskin au Tennessee [25].

Reprises intégralement, ces images n’ont rien de bien particulier, elles paraissent, par leur rendu et leur signification, relativement bien adaptées à une reproduction dans un contexte distinct de celui de leur publication originale. En effet, la plupart des images qui sont susceptibles d’être publiées dans un nouveau contexte ne nécessitent pas d’adaptation particulière. Etant le plus souvent construites à l’aide de stratégies visuelles usitées, ou véhiculant une idée relativement consensuelle, elles sont fondées sur des principes qui visent une universalisation de la propagande. Cependant, même chez les artistes dont les œuvres appellent le plus cette universalisation — Walter Crane par exemple — il n’est pas rare que l’image ait besoin d’être adaptée à son nouveau contexte. Ce type d’adaptation, telle celle proposée par le numéro spécial du Figaro-Graphic sur la célébration du 1er mai est exemplaire d’une pratique simple qui vise la traduction des emblèmes de l’image (fig. 4) [26]. Dans le cas d’une allégorie du travail comme celle de Crane, le passage de l’anglais au français ne nuit pas à la lecture de l’image, quoiqu’il soit possible de discuter de l’acception divergente des termes traduits, les idées politiques n’ayant pas la même réception dans les contextes anglais et français. Ce cas classique, représentatif d’une imagerie révolutionnaire universalisante, répond à un besoin de propagande visuelle vouée à une diffusion internationale, comme le mentionnait John Grand-Carteret dans la Revue encyclopédique [27]. Cependant, toutes les images qui trouvent leur chemin dans les méandres des réseaux de propagande internationale n’ont pas toujours été conçues dans l’optique d’un échange. Si l’universalisme du sujet et de la forme de l’image peut parfois transcender les écueils de la diffusion, nombreuses sont celles dont la traduction, si elle ne pose pas de problème majeur, n’est pas garante de l’efficacité de l’adaptation de l’image à son nouveau contexte de publication.

Publié dans l’Almanach du Père Peinard, « Le Char de l’Etat » (fig. 5), dessin d’après l’artiste anglais Cynicus, paraît être une excellente représentation synthétique de la lourdeur bureaucratique de l’Etat et de sa stratification hiérarchique très bien organisée pour éviter son détournement. L’image semble parfaitement adaptée au Père Peinard, à la fois dans ses propos et dans sa forme, à l’exception d’un détail qui vient nuire considérablement à sa représentation de l’Etat français : le président de la République est assis sur le trône britannique, reconnaissable aux lions qui en ornent les pattes. Mais encore, le souverain britannique, chef des armées et de l’Eglise anglicane, partage son piédestal avec ces deux extensions de son pouvoir, précédé par un parlement chargé d’appâter le peuple. En définitive, l’image satirique reste bien ancrée dans une réalité politique fort différente de celle de la République française.

Une des images les plus populaires dans les journaux anarchistes est une caricature anti-électorale de Maximilien Luce (fig. 6), dont plusieurs versions furent, au fil des ans, proposées dans le Père Peinard [28] et dans Le Libertaire [29]. Dans sa forme la plus simple, l’image montre Tartempion, candidat électoral promettant la lune à ses électeurs potentiels avant de se détourner d’eux, dans la seconde image, au seuil de l’escalier de l’Assemblée nationale française. Une autre version (figs. 7 et 8) plus élaborée et présentée en deux sections distinctes propose à peu de choses près le même échange, si ce n’est que l’image ne donne presque aucun signe de sa situation géographique [30]. Cette caricature de Luce fut largement diffusée et son adaptation, pour servir la cause anarchiste en dehors de la France, semble aller de soi. Bien que l’on puisse croire que la version plus universelle soit plus facile à adapter, c’est la version simplifiée qui fut l’objet d’une reprise en Italie dans laquelle l’Assemblée nationale devint le Palazzo Montecitorio (fig. 9 ), siège de la chambre des députés italiens, dont les dehors architecturaux ne prêtent pourtant pas à confusion [31].

 

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[20] Alain Vaillant exprime, à propos de La Presse de Girardin, qu’une lecture en continu des numéros, permet de « voir une œuvre se constituer progressivement ». M-E. Thérenty & A. Vaillant, 1836, L’An 1 de l’ère médiatique, Paris, Nouveau monde édition, 2001, p. 17.
[21] « [...] internationalism is not the absence of concern with the nation, a-nationalism or cosmopolitanism, but the overcoming of the limits of the nation. » E. Hobsbawm, « Working-Class Internationalism », dans Fr. van Holthoon & M. Van Der Linden, Internationalism in the Labour Movement, op. cit., p. 7.
[22] A propos des relations entre la presse satirique et artistique allemande et française, voir l’article de J-C. Gardes, « L’influence de la culture française sur les revues munichoises de la Belle Epoque », Le Temps des médias, 2008/2, n° 11, pp. 57-71.
[23] J. Grave, Le Mouvement libertaire sous la 3e République, Paris, Les Œuvres représentatives, 1930, p. 220. C’est sur l’initiative de Hermann-Paul que ces échanges devaient être inaugurés.
[24] Voir « “Tous pour un. Rien pour tous.” Dessin extrait du Postillon de Munich », Almanach du Père Peinard, 1898, p. 27.
[25] Le dépouillement fait à l’IISG d’Amsterdam n’a pas permis de situer précisément l’image empruntée par Pouget, quoique la nature des autres images publiées dans The Coming Nation me porte à croire que Pouget en a bien extrait l’image en question.
[26] « Le Premier mai », Le Figaro-Graphic. Revue de la presse illustrée des deux mondes, n°6 (1 mai 1892), pp. 1-3.
[27] J. Grand-Carteret, « L’Imagerie révolutionnaire », Revue encyclopédique, n°35, 1892, p. 775.
[28] Le Père Peinard, 9e année, n°81 (8-15 mai 1898).
[29] Le Libertaire, n°22 (27 mars 1910). Une petite retouche a été effectuée sur l’image du Libertaire : la pièce de 25 francs ornant l’Assemblée Nationale dans la version du Père peinard, est dans la version du Libertaire de 41 francs.
[30] Maximilien Luce, « Avant l’élection/Après l’élection », Almanach du Père Peinard, 1898, pp. 32-33.
[31] L’image est contenue dans les archives Max Nettlau de l’IISG. Cote : BG E9/219.