Le décor dans deux éditions
illustrées par Gravelot
Fig. 8. H.-Fr. Gravelot et A. Radigues,
Rome a sauvé ma gloire en me donnant
sa voix, 1764
Fig. 9. H.-Fr. Gravelot et N. le Mire,
Andromaque implore Pyrrhus, 1768
Fig. 11. H.-Fr. Gravelot et Fr.-D. Née,
La Supplique d’Aman, 1768
Fig. 14. H.-Fr. Gravelot et N. le Mire,
Au voleur, au secours…, 1764
Certaines illustrations ménagent une vue importante sur l’extérieur. Alors que la vignette de Bérénice (fig. 6 ) laissait les personnages dialoguer dans un espace intérieur, celle de la tragédie de Corneille, Tite et Bérénice [21] (fig. 8) offre une perspective à travers un demi-arc à décor de caissons. Le haut piédestal sur lequel reposent colonnes et pilastres marque le départ de la ligne de fuite qui trouve son aboutissement dans les bâtiments de l’arrière-plan. La grandeur de l’empereur s’exprime dans ces constructions aux proportions démesurées qui ne doivent pas faire oublier que l’estampe de ces éditions in-octavo n’est pas très grande. La démesure se retrouve dans un lieu de passage et c’est dans un cadre aux volumes particulièrement imposants que la captive Andromaque [22] implore Pyrrhus (fig. 9). Le sort de son fils est entre les mains du roi d’Epire et la Troyenne ne peut se résoudre à trahir le souvenir d’Hector. La construction de l’espace, qui expose à l’arrière-plan le tombeau de l’époux chéri si présent dans la tragédie, permet de dessiner une diagonale jusqu’à Pyrrhus et de donner naturellement sa place à Andromaque. Dans d’autres illustrations, la pièce se révèle plus intimiste. Le salon de l’évanouissement d’Atalide dans Bajazet [23] (fig. 10 ) ouvre sur un jardin accueillant des fabriques orientalisantes en faveur au XVIIIe siècle. La composition, qui mêle Orient et Occident, exprime le goût pour les turqueries. Les croissants du pavillon du jardin participent pleinement à la suggestion de l’empire ottoman et plus largement d’un ailleurs oriental. Gravelot recourt ainsi à un élément stéréotypé aussi significatif que le turban qui, associé aux tapis, au sofa près du sol, aux costumes, constitue un véritable remontage de motifs connus. Cette estampe partage des points communs avec celle d’Esther [24] (fig. 11) qui nous entraîne au-delà des murs de la demeure : le jardin de Bajazet visible depuis un espace intérieur devient le cadre de l’action de la tragédie à sujet biblique. Aman adresse sa supplique au pied des escaliers du pavillon circulaire accueillant le festin. Les personnages principaux se tiennent au premier plan à gauche, et laissent toute sa place à ce décor extérieur qui, non seulement éloigne de la scène théâtrale mais renouvelle aussi l’iconographie de cette tragédie. Les turbans, le brasero donnent la tonalité orientale qui manque au jardin dont la haute treille classique suit la courbe du pavillon.
Enfin, deux scènes d’extérieur qui illustrent des épisodes mythologiques rapprochent l’illustration de la peinture d’histoire. Au moment où Gravelot dessine, ce genre a retrouvé ses lettres de noblesse après avoir été délaissé au début du XVIIIe siècle. Il faut aussi relier ces estampes aux machines du théâtre qui ont fait surgir les monstres des eaux ou les dieux sur leurs nues. Andromède [25] (fig. 12 ) représentée en 1650 avec les machines des frères Torelli, en est l’exemple le plus représentatif. L’illustration figure l’épisode du combat de Persée avec le monstre en reprenant les conventions de représentation de ce sujet mythologique que les peintres ont fréquemment représenté : Andromède est attachée au rocher, le monstre à ses pieds et Pégase porte Persée tout en mouvement. Au décor naturel de la roche sommée de quelques végétaux, Gravelot ajoute une ville à l’arrière-plan et une foule. Il s’éloigne en partie d’une tradition iconographique pour se rapprocher de la tragédie qui intègre à cette scène un chœur « sur le rivage », comme l’indique la didascalie. Enfin, la fureur de Médée [26] (fig. 13 ) s’exprime par le biais du volumineux nuage sur lequel se tiennent ses dragons ailés, tirant le char duquel elle domine à la fois l’espace et Jason. Le décor architectural, par sa puissance, accompagne la force de la magicienne tandis que ses enfants gisent sur le palier de l’escalier. L’estampe est emplie des courbes de la nue et des lignes droites de l’architecture. Le décor, parce qu’il comporte un niveau terrestre et un niveau céleste, rappelle le statut de chacun des personnages et participe pleinement de la narration visuelle : Médée s’échappe, aucun mur ne pourra la retenir.
Nous l’avons vu, le XVIIIe a laissé son empreinte dans plusieurs de ces estampes puisque Gravelot a composé ses illustrations en recourant à différentes formes ou motifs inspirés de son temps. Pour l’illustration d’une comédie, La Veuve [27] (fig. 14), le dessinateur a transposé l’action à la période Louis XV. La scène nocturne se déroule en ville, dans le jardin d’un hôtel particulier dont on voit une partie de l’ordonnancement et les pots à feu de la balustrade. Les lieux sont protégés d’un haut mur dont la petite porte laisse apparaître le carrosse destiné à enlever la veuve. Contrairement à d’autres vignettes que nous avons analysées, la scène ne présente ni anachronisme, ni invraisemblance, elle est pleinement contemporaine de l’artiste [28].
Les illustrations qui ont retenu notre attention, qu’elles soient destinées aux tragédies ou aux comédies, montrent combien le cadre de l’action est important et combien il participe à l’expressivité. Comme au théâtre, le décor apparaît être le résultat d’un montage qui peut même s’assimiler à un remontage par rapport à l’assemblage des différents éléments. Le processus de création de Gravelot, par étapes successives est le reflet d’un véritable souci de composition et d’agencement, même s’il s’éloigne de la vérité historique. Les lieux des vignettes élaborés par le dessinateur ont contribué à sa réputation, mais il semble ne pas avoir été toujours apprécié, comme en témoigne ce dialogue publié l’année de sa mort :
Rémi : N’en parlons plus, il y a d’autres dessinateurs.
Mylord : N’allez-vous pas encore me citer votre Grav…, son Tasse, son Corneille et ses nombreuses infamies ?
Rémi : Il est défunt, le pauvre homme, son âme est en paradis.
Mylord : Le purgatoire ne sert donc de rien en France, et ses vignettes et ses tristes culs-de-lampe ont donc été faits impunément ? Mais ne troublons pas les cendres des morts [29].
Voici un échange qui constitue un démontage certain !
[21] Corneille, Tite et Bérénice, V, 5, v. 1697-98. Les adieux de Tite et Bérénice.
[22] Racine, Andromaque, III, 6, v. 901 : « Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ? ».
[23] Racine, Bajazet, IV, 3, v. 1205 : « Je me meurs… ». La scène figure l’évanouissement d’Atalide face à Roxane.
[24] Racine, Esther, III, 6, v. 1238 : « Quoi ? Le traite sur vous porte ses mains hardies ? ». Aman se jette aux pieds d’Esther, ce qu’Assuérus condamne.
[25] Corneille, Andromède, III, 3, v. 938. Le chœur encourage Persée.
[26] Corneille, Médée, V, 5, v. 1599-1600. Quelques vers plus loin, Médée évoque sa monture : « Des postillons pareils à mes Dragons ailés », v. 1604. Cette illustration peut être mise en perspective avec celle de La Toison d’or qui reprend le motif de l’apparition sur une nue (V, 3, v. 2030-31). Médée, qui s’est emparée de la toison, s’adresse à Jason.
[27] Corneille, La Veuve, III, 9, v. 1139. Clarice se fait enlever.
[28] Les costumes correspondent au goût français Louis XV : la femme porte une robe à la française, les hommes le gilet, le justaucorps et la culotte.
[29] Dialogues sur la peinture, Paris, Tartouillis, 1773, p. 91. Le texte met en présence le marchand Rémi, un Mylord et Fabretti. Après la critique d’Eisen, c’est au tour de celle de Gravelot.