Le décor dans deux éditions
illustrées par Gravelot

- Marie-Claire Planche
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Fig. 1. H.-Fr. Gravelot et J.-B. Simonet,
Phèdre s’empare de l’épée d’Hippolyte, 1768

Fig. 2. H.-Fr. Gravelot et L.-S. Lempereur,
Qu’on me mène à la mort…
, 1764

Fig. 4. H.-Fr. Gravelot et N. le Mire,
Marquis, prenez ma bague…, 1764

Fig. 5. H.-Fr. Gravelot et N. le Mire,
O vous, à ma douleur objet terrible
et tendre
..., 1764

Voltaire n’hésite pas, dans d’autres échanges, à évoquer un renoncement possible aux illustrations pour accélérer la publication. Il sait pourtant que la passion pour le livre à figures en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle est forte et que les vignettes sont une garantie de vendre aisément les volumes ; les chiffres de la souscription en attestent. Le succès remporté par cette publication conditionna très certainement la commande liée à Racine, sans que les circonstances précises en soient connues. Nous remarquons cependant qu’elle trouve place dans une véritable dynamique éditoriale des Œuvres du dramaturge, qui a déjà bénéficié de quatre éditions illustrées depuis le début du siècle.

Les planches de l’édition cornélienne et celles des pièces de Racine affichent une proximité non seulement dans la mise en scène des personnages, mais aussi dans le choix des éléments du décor. Les similitudes entre les vignettes s’expriment dans des formes architecturales qui donnent le sentiment que certains décors ont été remontés pour les actions raciniennes. Quelques exemples nous permettront d’illustrer ce propos qui ne doit cependant pas laisser penser que Gravelot n’a rien inventé pour les tragédies de Racine : ses planches sont plus ornées, et les éléments décoratifs s’y déploient davantage. Ces éditions partagent un goût commun qui n’hésite pas à proposer des ensembles assez majestueux donnant un cadre fort aux actions. En outre, les illustrations disposant les personnages dans des décors contemporains, consacrent le goût rocaille : la fille de Minos ou Bérénice, vaguement vêtues à l’antique, se tiennent ainsi dans des salons à la mode [13]. Le mobilier de Phèdre (fig. 1) est constitué de deux sièges qui se retrouvent dans d’autres estampes et sont bien éloignés de l’Antiquité : un fauteuil à la reine et une chaise à médaillon qui correspondent au style Louis XV. Ils sont également visibles sous la tente d’Alexandre, dans la salle du trône de Don Sanche d’Aragon (fig. 4), dans le palais de Titus (fig. 6 ) ou dans la vignette de Cinna (fig. 7 ). Phèdre s’empare de l’épée d’Hippolyte [14] dans une pièce obéissant à de nombreuses conventions de représentation : le vaste espace se déploie en profondeur et l’arrière-plan s’orne de pilastres ioniques, tandis que la scène est circonscrite par une tenture et des colonnes hautes reposant sur un imposant piédestal. De la même manière la salle de Polyeucte (fig. 2) tente de créer un décor antiquisant avec ses pilastres, sa frise à métopes et triglyphes, mais il est contredit par le panneau décoratif figurant une scène de conquête [15]. Son emplacement et ses lignes renvoient à des éléments de décor de l’époque moderne qui témoignent d’une idée de la vraisemblance au XVIIIe siècle. Assis sur un siège, le personnage principal dialogue avec ceux qui l’entourent dans un cadre assez souvent majestueux qui rappelle son statut. Complètement fermé ou ouvrant sur un extérieur par un effet de perspective, il est le lieu dans lequel s’expriment les passions. Athalie interroge Joas [16] (fig. 3 ) dans une pièce rappelant l’esthétique classique. L’architecture, une fois encore est tronquée dans ses parties hautes, ce qui accentue son caractère monumental. Dans le même temps, l’oculus et la baie ouverte à l’arrière-plan évitent à cette pièce qui accueille un grand nombre de personnages de paraître écrasante.

L’illustration de la comédie héroïque Don Sanche d’Aragon [17], dont l’action se déroule à Valladolid, donne quant à elle le sentiment de l’Espagne, mais d’une manière un peu diffuse, qui répond à la fantaisie historique du dramaturge (fig. 4). Les indices relatifs à la péninsule ibérique sont assez réduits, semblant se limiter au blason de la Castille derrière la reine et aux moustaches des hommes, tandis que les costumes mêlent le XVIIIe aux formes Renaissance. Le dais et l’estrade délimitent l’espace du pouvoir de la reine, conférant une certaine solennité à la scène, tandis que le décor réunit colonnes, pilastres, frises et bas-reliefs dans un ensemble où les trophées d’armes se mêlent aux putti et aux guirlandes fleuries. La vignette de Pompée recrée, quant à elle, une Egypte romanisée quelque peu surprenante (fig. 5) [18] : la sphinge au regard en coin observateur renvoie aux rives du Nil, tandis que la balustrade, les colonnes, la ronde-bosse dans sa niche et le bas-relief du dessus-de-porte s’en éloignent. La disposition de l’ensemble avec sa perspective, son escalier, offre un espace particulièrement construit dont les différents plans témoignent d’un soin qui rapproche l’illustration de la peinture d’histoire. Les bustes à l’antique de l’arrière-plan sur leurs agrafes sont un montage de bosse antique et de formes contemporaines qui se retrouvent dans l’estampe de Bérénice (fig. 6 ) [19] : les amants se séparent sous l’œil de Phénice qui a l’élégance d’une statue dans une pièce de circulation indiquant par les portraits en buste, que le lieu est celui des protagonistes. De plus, l’entrée de leurs appartements respectifs est marquée par les dessus-de-porte : un médaillon entouré d’un flot et une guirlande à gauche, un trophée d’armes à droite. Alors que plusieurs salles proposent une perspective, une baie ouverte, l’action de Cinna (fig. 7 ) [20] se trouve parfaitement contenue dans une pièce sans point de fuite puisqu’un rideau en forme de portière masque la baie derrière Auguste. La tête du personnage de gauche (Maxime) au second plan suggère la grandeur de l’espace, ce que les colonnes de l’arrière-plan signifient aussi. La scène est à Rome, comme le rappelle l’aigle en moyen-relief trônant au centre de la composition.

 

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[13] G. Duplessis, Histoire de la gravure en France, Paris, Rapilly, 1861. Il a résumé ainsi le style du dessinateur : « Hubert Gravelot présente les scènes qu’il dessine dans des salons de son temps ; il étudie soigneusement l’architecture de ses contemporains, et c’est devant des lambris dorés, devant une table rocaille, que l’action se passe. Aussi savant ornemaniste que spirituel dessinateur, Gravelot dépeint les mœurs de son époque en même temps qu’il interprète l’œuvre d’autrui. Tout le XVIIIe siècle apparaît dans les vignettes qu’il invente, avec sa coquetterie, avec sa frivolité, avec son entrain » (p. 352). Les trente-quatre planches des Œuvres de Corneille utilisent fréquemment le même procédé, transportant les personnages dans l’univers familier de l’artiste.
[14] Racine, Phèdre, II, 5, v. 710-711 : « Au défaut de ton bras, prête-moi ton épée/Donne ». Les illustrations de Racine reproduites dans cet article ne proposent pas le ou les vers gravés, nous les notons à partir des dessins du Petit Palais ou du texte de la pièce.
[15] Corneille, Polyeucte, IV, 4, v. 1312. Polyeucte se résout à mourir.
[16] Racine, Athalie, II, 7, v. 646 : « Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ? ».
[17] Corneille, Don Sanche d’Aragon, I, 3, v. 301. Dona Isabelle tend à l’un des Grands de Castille sa bague.
[18] Corneille, Pompée, V, 3, v. 1458. Cornélie tenant une urne, dialogue avec Philippe.
[19] Racine, Bérénice, V, 5, v. 1355-56 : « Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire./Voilà de notre amour tout ce que je désire ».
[20] Corneille, Cinna, V, 3, v. 1701. Auguste s’adresse à Cinna.