Remix Gogol : l’adaptation hypermédiatique
du Journal d’un fou par Tom Drahos

- Anaïs Guilet
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

Fig. 7. T. Drahos, Le Journal d’un fou, 2005

Fig. 8. extrait de lesnouveauxesclaves

Fig. 9. T. Drahos, Le Journal d’un fou, 2005

Fig. 10. FunnyNews, 27 juin 2003

Au fur et à mesure de l’avancée de la narration, le monde autour de Popritchine perd de sa cohérence.

 

Voilà, je suis en Espagne ; cela s’est fait si rapidement que j’ai à peine eu le temps de m’y reconnaître. Ce matin, les députés espagnols se sont présentés chez moi, et je suis monté en voiture avec eux. Cette extraordinaire précipitation m’a paru étrange. Nous avons marché à un tel train que nous avions atteint la frontière d’Espagne une demi-heure plus tard. (…) Curieux pays que l’Espagne : quand nous sommes entrés dans la première pièce, j’y ai perçu une foule d’hommes à la tête rasée. Mais j’ai deviné que cela devait être ou des grands ou des soldats, car ils se rasent la tête. Ce qui m’a paru extrêmement bizarre c’est la conduite du chancelier d’Empire : il m’a pris par le bras, m’a poussé dans une petite chambre et m’a dit : « Reste là, et si tu racontes que tu es le roi Ferdinand, je te ferai passer cette envie. » Sachant que ce n’était qu’une épreuve, j’ai répondu négativement. Alors, le chancelier m’a donné deux coups de bâton sur le dos, si douloureux que j’ai failli pousser un cri, mais je me suis dominé, me rappelant que c’était un rite de la chevalerie (…) [17].

 

La temporalité du journal est retranscrite de manière de plus en plus absurde : « An 2000 43e jour d’avril » [18], « 86e jour de martobre. Entre le jour et la nuit » [19], « J’ai oublié la date, Il n’y a pas eu de mois non plus. C’était le diable sait quoi » [20]. Le lecteur de Gogol voit le protagoniste de l’histoire lentement se déliter, jusqu’à être dépossédé de lui-même. Un peu comme Chemla se trouve dépossédé de son terrain de jeu quand le Web devient populaire et fait l’objet d’une appropriation à des fins commerciales. De la mise en parallèle de ces deux êtres marginaux résulte la force politique du travail d’adaptation réalisé par Drahos, de sa lecture/réécriture. En matière de cyberculture, l’artiste fait appel à une de ses emblèmes en citant la célèbre définition du cyberespace de William Gibson dans Neuromancer :

 

Cyberspace. A consensual hallucination experienced daily by billions of legitimate operators, in every nation (…) A graphic representation of data abstracted from the banks of every computer in the human system [21].

Le Cyberespace. Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays (…) une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain.

 

Si le cyberespace de Gibson est une hallucination, le sont aussi le statut royal de Popritchine et la visite de ses ambassadeurs. La folie et Internet sont présentés comme des échappatoires au système politique mais aussi au monde du travail et à la monotonie du quotidien.

 

Les nouveaux esclaves

 

La routine imposée dans la vie de tout un chacun est abordée dans l’œuvre de Drahos à travers un autre cycle de textes (fig. 7), eux aussi tirés d’Internet, qui renvoie à un site intitulé lesnouveauxesclaves [22]. Les extraits de textes utilisés par Drahos (fig. 8) appartiennent à une section précise du site, dénommée « confort », où sont accumulées dans une liste absurde les actions que tout un chacun répète quotidiennement, toutes les semaines, tous les mois, tous les ans, tous les cinq ans et toujours. Le site des nouveaux esclaves, au contenu ironique, véhicule les opinions politiques antithétiques du C.A.R.D. : « le Club des Artistes de Rue de Droite ». Ce club déploie un humour sarcastique et contribue à organiser, notamment en 2003, des manifestations aux slogans évocateurs : « Chacun pour soi, restons divisés », « L'éducation est une marchandise comme les autres », « La culture est une marchandise comme les autres », « La santé est une marchandise comme les autres », « Oh non, je veux pas voir » et ultimement, « à bas, à bas, le second degré » [23]. Ces slogans aux accents cyniques font écho aux phylactères qui apparaissent de manière récurrente dans l’adaptation du Journal d’un fou et qui énoncent tour à tour : « I Love Milosevic », « I hate Blair », « I hate Bush » ou « I love Bush ». Il s’agit de dire tout et son contraire, accumuler les antithèses pour montrer l’absurdité kafkaïenne de la condition de l’homme contemporain aussi bien que de l’homme du XIXème siècle incarné par Popritchine. A ce sujet, une image animée d’un perroquet, qui dit « ok » ou « no », apparaît de temps en temps et révèle le psittacisme et les contradictions imposés par le système. Dans un entretien avec Bertrand Gauguet sur une autre de ses adaptations, Chateaubriand.com, Drahos explicite sa démarche :

 

Chateaubriand parle de son époque tandis que moi, je ne dis rien, je ne fais que montrer des images de notre monde tel que je le perçois aujourd'hui et tel que j'ai envie de le présenter. Ce décalage est en quelque sorte le point nodal de ce cédérom [24].

 

Et c’est à un même décalage entre les représentations du monde créées par Gogol et les perceptions de Drahos que l’on assiste dans l’œuvre hypermédiatique.

 

Une œuvre polyphonique schizophrénique

 

Le travail de critique social et de défense des droits et libertés se poursuit dans les autres cycles de l’adaptation du Journal d’un fou. Celui qui aborde la question de l’homosexualité nous intéressera tout particulièrement parce que le dispositif intertextuel qu’il met en place montre comment Drahos fait entrer l’œuvre de Gogol dans la cyberculture, qui est aussi une culture du remix.

Si l’on se penche sur un des dispositifs iconotextuels mis en scène dans cette partie (fig. 9) et que l’on effectue quelques recherches sur le Web sur le texte présent dans le rectangle blanc, on découvre qu’il appartient au site de FunnyNews (fig. 10). Créé en 2002, ce site propose un mélange de retranscriptions de dépêches de presse et de commentaires ironiques personnels, sur des sujets variés souvent décalés mais aussi parfois politiques, comme c’est le cas pour l’article ci-dessus, écrit le 27 juin 2003 par Chris (Christian Étuy, le développeur du site qui se présente ainsi :

 

FunnyNews propose des news, insolites et sérieuses, et les (commente) comme n'importe quelle personne pourrait commenter le journal télé au fond de son canapé... N'avez-vous jamais grommelé "oh l'idiot..." ou un "pff n'importe quoi..." en voyant quelqu'un faire le pitre aux infos ? N'avez-vous jamais pris à témoin une personne à côté de vous en disant "ohlala t'as vu ça ?!!" ? ... FunnyNews c'est ça : commenter l'actu qui nous fait sourire, qui nous fait halluciner ou qui nous touche... Il s'agit évidemment d'une vue personnelle et humoristique de ce qui fait l'Actu. FunnyNews c'est plus de 2500 News commentées depuis Novembre 2002, plus de 3 millions de pages vues, quelques 18 000 commentaires et posts de nos visiteurs [25].

 

Le site se divise en plusieurs sections et propose des regroupements de textes commentés : « crimes insolites », « études bizarres », « records débiles », « invention folles ». Aujourd’hui, il n’est plus actif, même s’il est toujours en ligne ; sa dernière publication date de juin 2008. En 2005, à la sortie de l’œuvre de Drahos, le site semblait relativement populaire. FunnyNews s’approprie donc des articles de presse, dans un premier acte de remédiatisation, mais aussi dans une première intrusion d’un texte dans l’autre, puisque les commentaires de Chris et de ses acolytes sont insérés entre parenthèses et en bleu dans le corps même du texte. Drahos reprend ce premier mélange et l’insère dans son œuvre hypermédiatique. Le lecteur lit donc ce premier texte commenté, ce texte à deux voix, dans une réappropriation par Drahos qui l’inscrit dans un univers coloré et mobile. En même temps, le texte de Gogol se fait entendre dans son interprétation par Nottin. Denis Bachand parlait de littérature polyphonique pour décrire les adaptations hypermédiatiques et, dans ce passage de l’œuvre, pas moins de cinq voix se superposent. La lecture de l’œuvre de Drahos implique donc une forme de schizophrénie, qui ne fait que renforcer le parallèle avec le personnage principal de Gogol.

 

>suite
retour<
sommaire

[17] N. Gogol, « Le Journal d’un fou », op. cit., p. 33.
[18] Ibid., p. 75.
[19] Ibid., p. 77.
[20] Ibid., p. 85.
[21] W. Gibson, Neuromancer, op. cit., p. 51 (notre traduction).
[22] En 2005, date de création du Journal d’un fou de Drahos, ce site était accessible à l’adresse : http://monsite.wanadoo.fr/lesnouveauxesclaves.html, qui aujourd’hui n’est plus disponible, sauf grâce au site d’Internet Archive et la Wayback Machine (consulté le 16 août 2012).
[23] Voir le court-métrage documentaire d’Arnaud Contreras sur la manifestation du Club des Artistes de Rue de Droite (C.A.R.D), YouTube, (consulté le 16 mars 2016).

[24] T. Drahos, « Tom Drahos ou l'abîme de l'arborescence », art. cit.
[25] C. Etuy, FunnyNews (consulté le 16 mars 2016).