Remix Gogol : l’adaptation hypermédiatique
du Journal d’un fou par Tom Drahos

- Anaïs Guilet
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Fig. 4. T. Drahos, Le Journal d’un fou, 2005

Fig. 5. T. Drahos, Le Journal d’un fou, 2005

Fig. 6. T. Drahos, Le Journal d’un
fou
, 2005

La relation entre le texte et l’image semble d’ailleurs jouer un rôle d’autant plus prégnant dans les adaptations hypermédiatiques que du texte subsiste à l’écran. En effet, le plus souvent, il y a des textes à lire. Dans Le Journal d’un fou, ceux-ci sont nombreux et cohabitent avec les images, les vidéos et les animations. Mais, contrairement aux adaptations cinématographiques, le texte de Gogol est aussi littéralement présent dans l’œuvre de Drahos, il est lu mot pour mot par une voix-off, dans sa traduction française et en une version légèrement tronquée. Ainsi, le texte original n’est pas complètement substitué à l’image ou transformé en simple scénario, comme pour le cinéma : il est mis en présence. Dans le cas de l’adaptation de Drahos, il s’agit d’une présence sonore du texte, non plus visuelle comme pour le livre. Le monologue de Popritchine, le héros de Gogol, possède une force dramatique dont témoigne le grand nombre de ses adaptations pour le théâtre [9]. Nous verrons ainsi comment cette nouvelle polyphonie, décrite par Bachand, s’instaure dans Le Journal d’un fou de Tom Drahos, où le sens du texte de Nicolas Gogol est détourné par la mise en hypermédia, en même temps que la remédiatisation permet de découvrir sa puissante actualité.

 

L’œuvre hypermédiatique ou l’iconotexte augmenté

 

L’œuvre s’ouvre sur un court générique, inscrivant le nom de l’auteur et le titre, ainsi que « Drahos/media », une page sur fond blanc apparaît à l’écran (fig. 4 et vidéo 1 ). Dans le rectangle de gauche, qui reste à la même place tout au long de l’œuvre, on assiste à un diaporama de photographies en noir et blanc. Des images de gravats ou d’une carrière de pierres succèdent à des portraits d’un homme inconnu, en costume et portant un chapeau. Toutes les photographies semblent endommagées et certaines possèdent des tâches de couleur verte, orange ou rouge. Drahosa l’habitude de faire subir à certaines de ses photographies un traitement chimique qui les altère et produit des auras de couleurs. Il aime aussi constituer des vidéos à partir de ses photographies, tel un diaporama. Dans Apparences, une série sur la ville, il avait déjà filmé des milliers de photographies, les remédiatisant dans la vidéo. Nous retrouvons un même travail dès le début du Journal d’un fou.

Dans les premières minutes du CD-ROM, les petites lignes que l’on aperçoit à droite (fig. 4), se déplacent de droite à gauche. Des images apparaissent et disparaissent à côté du rectangle où se déroule la vidéo : des photographies noir et blanc semblant représenter Jackie Kennedy et des portraits dessinés de Lénine, entre autres (fig. 5). On peut aussi voir des lignes de signes sans aucune signification apparente et d’étranges opérations composées d’une série de chiffres, du signe « = » et d’un nom propre ou d’un nom d’objet. En haut, se trouvent des petites lignes verticales, chacune correspondant à un passage du texte de Gogol et le lecteur, s’il le souhaite, peut cliquer dessus pour en déclencher la lecture. Il est cependant très difficile d’identifier chaque ligne et le passage du Journal d’un fou qui lui correspond. Sur chacune des pages, le lecteur peut interrompre les mouvements des éléments à l’écran en passant le curseur sur le mot « pause » qui est doté d’un capteur de position. Au tout début de l’œuvre, le bruit du vent qui souffle et le ressac de la mer, se font entendre. Puis, au bout de quelques secondes, une voix retentit : c’est celle de Philippe Nottin qui lit des extraits du texte de Gogol. La voix-off débute sur l’entrée du 4 octobre du journal de Popritchine, petit fonctionnaire du régime tsariste, amoureux de la fille de son chef, sombrant, au fur et à mesure de l’écriture de son journal, dans une folie mégalomaniaque qui le conduira à l’asile :

 

C’est aujourd’hui mercredi, aussi me suis-je rendu dans le cabinet de notre chef. J’ai fait exprès d’arriver en avance, je me suis installé et je lui ai taillé toutes ses plumes. Notre directeur est certainement un homme très intelligent Tout son cabinet est garni de bibliothèques pleines de livres. J’ai lu les titres de certains d’entre eux : tout cela, c’est de l’instruction, mais une instruction qui n’est pas à la portée d’hommes de mon acabit [10].

 

La voix-off poursuit sa lecture sans interruption. A l’écran, les animations varient, comme les couleurs du fond d’écran, toutes plus vives ou intenses les unes que les autres, créant un univers bigarré à l’image de la jaquette du CD-ROM (fig. 6).

Le lecteur peut accélérer les variations sur l’écran, en cliquant sur les rectangles de texte ou sur certaines icônes, il peut changer ainsi un texte pour un autre. Cette action est à peu près la seule qu’il puisse opérer. En effet, l’interactivité est très limitée dans le CD-ROM, le lecteur doit se plier à l’affichage plus ou moins aléatoire des images et des textes. La lecture nécessite de la patience et, si certains fragments peuvent apparaître plusieurs fois sous les yeux du lecteur, d’autres peuvent se faire attendre. Le lecteur doit passer du temps devant son écran avant d’éprouver le sentiment d’avoir épuisé l’œuvre, d’avoir lu, vu et entendu chacun de ses éléments.

L’adaptation du Journal d’un fou propose cependant une expérience synesthésique du fait du dispositif hypermédiatique qu’il propose, du fait son iconotextualité [11] augmentée. En effet, les animations sonores et visuelles qui se donnent à voir en parallèle de la lecture de Nottin et les rectangles de texte qui apparaissent ponctuellement, n’ont pas une simple fonction d’illustration. Il n’y a aucune redondance entre les différents textes et ce qui est visible à l’écran. C’est au lecteur d’interpréter les éléments ensemble et d’en extraire du sens, il doit faire émerger des significations qui sont loin d’être évidentes de prime abord. Dans son introduction à l’ouvrage intitulé Iconotextes, Alain Montandon définit l’œuvre iconotextuelle comme suit :

 

Une œuvre dans laquelle l’écriture et l’élément plastique se donnent comme une totalité insécable [provoquant] des glissements plus ou moins conscients, plus ou moins voulus, plus ou moins aléatoires dans l’effort d’accommodation de l’œil et de l’esprit a deux réalités à la fois semblables et hétérogènes [12].

 

A l’écriture et à l’élément plastique, nous ajouterions la dimension sonore, mais cette phrase de Montandon décrit bien le mode de fonctionnement de l’œuvre hypermédiatique de Drahos, où des éléments hétérogènes entrent en relation et produisent du sens du fait de leurs dissemblances-ressemblances. C’est dans cette optique que nous abordons l’adaptation de Drahos. Nous nous attacherons à décrire les dynamiques synergiques élaborées entre les aspects iconiques, littéraires, plastiques et sonores. Celles-ci sont mises au service de la recherche poétique de Drahos qui se construit également autour d’une critique sociale prégnante.

 

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[9] Pour ne donner que quelques exemples récents : en 2010, Le Journal d’un fou a été interprété par la compagnie « Les Mots des Autres », sur une adaptation de Sylvie Luneau et Roger Goggio, mise en scène par Wolfgang Villalba. En 2011, elle est jouée à Marseille Au théâtre Gyptis, adapté par Andonis Vouyoucas. En 2012, elle est mise en scène par Wally Bajeux au Théâtre du Petit Gymnase à Paris.
[10] N. Gogol, « Le Journal d’un fou », dans Le Journal d’un fou- Le nez- Le Manteau, Trad. S. Luneau et M.-I. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1990, p. 33.
[11] L’iconotexte a été théorisé pour la première fois à la fin des années 80 par Michael Nerlich, pour qui le terme désigne « une unité indissoluble de texte(s) et image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative et qui – normalement, mais non nécessairement – a la forme d’un “livre”» (M. Nerlich, « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La Femme se découvre d’Evelyne Sinnassamy », dans Iconotextes, sous la direction de A. Montandon, Paris, Ophrys, 1990, p. 268). Bien que nous ne nous trouvions pas en présence d’un livre, le CD-ROM de Drahos fonctionne sous bien des aspects comme un iconotexte.
[12] A. Montandon, « Introduction », dans Iconotextes, op. cit., p. 6.