Le montage temps :
l’exemple de Fellini Roma
- Jean-Pierre Esquenazi
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Fig. 17. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Que s’est-il passé ? Le palais n’était que désolation ; mais la princesse, d’un coup de baguette magique, semble avoir littéralement fait apparaître le cardinal. Le spectacle peut commencer. Si nous sommes bien entrés dans le palais Domitilla, ce dernier restait terne, amorphe. Il est vrai que quand nous sommes arrivés en gare de Rome ou quand nous avons pénétré sur l’autoroute, nous suivions respectivement le jeune Fellini et l’équipe du cinéaste Fellini. Même si l’esprit-caméra avait transmué le plomb du réel en un or féérique, il fallait un intercesseur ou un entremetteur. La princesse joue ce rôle dans cette scène ; son étrange grimace, finalement, était une invite à la suivre. La suivre où ? Nulle part ailleurs que dans son imagination ou plutôt dans son souvenir. Grâce au travelling avant, nous passons d’un monde (actuel et désolé) à un autre (passé et éclatant) : il est une singularité aberrante, un acte de montage qui lie deux mondes ontologiquement différents.
La princesse, elle, est restée égale à elle-même. Sa traversée du temps ne l’a pas changée. Elle n’est pas simplement témoin de la scène (comme l’était le jeune Fellini sur le quai de la gare), elle y participe pleinement, accueillant les invités de la même manière qu’elle le faisait jadis. Par la pensée, elle a évoqué les réceptions de jadis, puis s’est installée à l’intérieur de son souvenir : son mouvement d’accueil lui fait traverser le temps depuis son actuel présent jusqu’à son propre passé. Ce mouvement est comme une précision apportée au travelling avant. Si c’est bien à nouveau le travelling avant (et donc l’esprit-caméra) qui crée la brèche dans la situation actuelle du palais, c’est la présence de la princesse dans son état actuel qui empêche la scène d’être interprétée comme un flash-back : nous accompagnons la princesse contemporaine dans la visite de son souvenir passé, conservé toujours vivant et actuel, tel un tableau dans lequel il suffit de pénétrer. Au plan de l’énonciation, le saut singulier opéré par le montage ne se situe plus entre le jeune Fellini et son propre souvenir revisité par l’esprit-caméra, mais entre la princesse Domitilla contemporaine et l’actualisation de sa vie ancienne qu’elle parcourt avec délices.
Mais ce n’est pas le dernier mot de la séquence. D’abord parce que les personnages du passé, dérangés dans leur existence fantomale, observent notre intrusion. Le cardinal notamment, qui après avoir salué la princesse, nous adresse un bon sourire. Il devient même notre guide et nous présente l’assemblée : ainsi prend-il possession de l’esprit-caméra qui regarde avec ses yeux et depuis son propre regard Francesca et d’autres invités. Comme si, le cardinal prenait son indépendance dans la séquence : celle-ci n’est plus seulement le souvenir de la princesse, mais une nappe de passé, qui peut échapper à celui qui l’éveille. Saut à l’intérieur du saut, singularité seconde ou dérivée que ce passage par la conscience du cardinal. Cette séquence et ce relais entre la princesse et le cardinal prouvent que, pour que ces passages dans un autre monde réussissent, il faut qu’il y ait toujours « deux » : un intercesseur, qui donne un élan, et l’esprit-caméra, qui accompagne, poursuit, transmue cet élan en un spectacle inspiré.
Mais le souvenir semble se tarir. En témoigne ce que nous croyons être la fin de la séquence : la caméra s’approche de la princesse Domitilla, tandis que la scène s’assombrit, les invités sont figés, immobiles, parfois courroucés, comme si la visite avait assez duré. La princesse ne semble plus savoir si elle est encore à l’intérieur de son propre souvenir ou si elle est revenue à son présent morose. Nous l’entendons parler et regretter une époque révolue. Elle est en plan rapproché, ses lèvres sont closes : sa voix est donc « off », une voix venue directement de la conscience. Bientôt, elle redevient « in », signe, peut-être, d’un retour au présent, avant de sombrer dans les larmes. Les ténèbres gagnent la scène.
L’esprit caméra n’est cependant pas décidé à laisser s’assombrir complètement la remembrance de la princesse. Soudain, on entend des pas : un homme vient au-devant de nous (mouvement qui joue le même rôle que le travelling avant auparavant) et annonce « un défilé de mode ecclésiastique ». La princesse et ses hôtes sont devenus des spectateurs (figs. 17 et 18). Une scène apparaît sous la lumière des projecteurs : un chef d’orchestre et deux interprètes devant un orgue, une estrade en forme de U. La princesse se redresse, revivifiée. Le spectacle peut commencer. Des modèles pour novices, nonnes, curés de campagne, sacristains, évêques, portant « chasubles, amicts, mitres, étoles », etc. défilent au rythme allègre de la musique de Nino Rota (fig. 19).
Que s’est-il passé ? Les séquences de la gare ou celle de l’autoroute réfèrent toutes deux à des scènes supposées ou conjecturées : absentes du film, elles sont pourtant les ferments que l’esprit-caméra s’approprie pour façonner les tableaux offerts aux spectateurs. Tout se passe ici comme si notre visite du souvenir de la princesse était le ferment (manifeste, cette fois-ci donc) du défilé ecclésiastique. L’esprit-caméra se glisse dans le tableau-souvenir de la princesse et en dégage un nouveau tableau, une nouvelle scénographie, tout aussi spectaculaire et prodigieuse que les précédents. Le passé reconstitué devient à son tour germe, agitateur d’imagination.
Le rebond du film, qui quitte le souvenir perdu de la princesse Domitilla pour rejoindre la dernière mode religieuse, constitue une nouvelle singularité aberrante de Fellini Roma. Deleuze compare les œuvres felliniennes à des cristaux en expansion ; on y atteint chaque face supplémentaire par un nouveau saut, une nouvelle singularité : « Le mouvement, devenu mouvement de monde, nous fait passer d’une vitrine à l’autre, d’une entrée à l’autre à travers les cloisons » [16]. L’ensemble de ces vitrines forme ce musée des souvenirs vivants, c’est-à-dire disponibles, prêts à toutes les ré-imaginations. C’est la vie toute entière, dans nos expériences les plus quotidiennes, qui est mise en abyme selon un vertigineux système de re-créations, une dérive, comme dit Jean Collet [17], qui d’espacements en espacements, révèle « un état d’enfance et de grâce » où « la frontière entre imagination et réalité est une frontière des plus minces, une membrane sans épaisseur » [18].
En guise de conclusion
Selon Pierre Montebello, pour Deleuze, « le cinéma est une manière de faire un univers » [19]. L’univers fellinien n’est certes pas UN univers, mais une pluralité de scènes reliées par le mouvement de travelling avant dans la profondeur, qui sont comme des salles de spectacles ou les pièces d’un musée, autonomes mais pourtant attachées par le même élan. L’extraction du vivant tapi dans un souvenir ou imaginé à partir d’un souvenir est le résultat de l’association entre une question obsédante et un mouvement de film particulier : la question est littéralement incrustée dans ce travelling rapide, par exemple celui qui permet à la princesse de retrouver ses réceptions d’antan. Les idées, dit Deleuze lors de la conférence à la FEMIS, sont « engagées dans tel ou tel mode d’expression, et inséparables du mode d’expression. Si bien qu’on ne peut pas dire : j’ai une idée en général » [20]. Le cinéma comme l’entend le réalisateur italien notamment dans Roma, devient une faculté capable de dégager un spectacle vivant de l’expérience quotidienne. Elle permet à Fellini de retrouver cet état d’enfance, dont lui-même parlait de la manière suivante :
Un gosse arrive à l’école à un âge où la frontière entre imagination et réalité, entre le monde de la conscience, qui en est tout juste à ses débuts, et le monde bien plus vaste de l’irrationnel, du rêve, de la communication profonde, est une frontière des plus minces, une membrane sans guère d’épaisseur et à travers laquelle passe une respiration poreuse : il s’y produit des échanges, des osmoses, des infiltrations subites [21].
Le montage temps fellinien articulé autour du travelling avant vers la profondeur constitue une clé d’accès à ce monde perdu de l’enfance.
[16] Ibid.
[17] J. Collet, La Création selon Fellini, Paris, José Corti, 1990, p. 176.
[18] F. Fellini et G. Grazani, Fellini par Fellini, Paris, Calmann-Lévy, 1984 [1983], p. 33.
[19] P. Montebello, Deleuze philosophie et cinéma, Paris, Vrin, 2008, p. 27.
[20] Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création », Conférence à la FEMIS, 1987 (consulté le 13 février 2016).
[21] F. Fellini et G. Grazini, Fellini par Fellini, op. cit., p. 33.