Le montage temps :
l’exemple de Fellini Roma

- Jean-Pierre Esquenazi
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 12. F. Fellini, Fellini Roma, 1972

Fig. 13. F. Fellini, Fellini Roma, 1972

Fig. 14. F. Fellini, Fellini Roma, 1972

Fig. 15. F. Fellini, Fellini Roma, 1972

Fig. 16. F. Fellini, Fellini Roma, 1972

C’est comme un souvenir embelli par les souvenirs des autres, les histoires lues dans des journaux ou des romans, des images venues d’on ne sait où. L’arrivée du jeune Fellini à la gare de Rome se déroule pour lui et pour nous beaucoup plus comme la visite d’un monde fantastique ou merveilleux, où ce qui apparaît et immédiatement disparaît est figure vivante et image éternelle, individu et effigie d’une époque révolue. L’esprit-caméra, tenant-lieu de l’auteur du film, met en scène son personnage non pas dans une scène vécue par lui mais dans cette même scène transformée ou imaginée par sa mémoire. L’esprit-caméra s’est emparé de la vie de son personnage, le jeune homme en blanc, pour la lui rendre sous forme d’un spectacle inoubliable. C’est une cristallisation [14] : à partir d’un événement passé (« En 1939, je suis arrivé en Rome par le train »), l’esprit-caméra façonne un grand mouvement de traversée à travers des figures sublimes, dont la présence est paradoxale : elles apparaissent un instant avant de retourner dans les limbes d’une mémoire qui les contient à jamais.

D’une certaine façon, la scène est l’exact inverse de la précédente : ce n’est plus le Fellini actuel qui se glisse dans un souvenir du jeune Fellini, mais ce dernier qui découvre la mise en scène de ces souvenirs par le premier. Cette fois le souvenir n’a pas été simplement « visité » par l’esprit-caméra, mais ce dernier l’a embelli, amplifié, recréé pour tout dire. Ainsi tout se passe comme si le musée dont nous parlions plus haut abritait non pas seulement des souvenirs encore vivants, mais des souvenirs imaginés, refaits à neuf, dans lequel même les personnages du passé peuvent voyager. La singularité qui effectue cette opération est encore un mouvement d’avancée sur le quai de la gare, un travelling avant : il constitue exactement ce point de passage fellinien entre les mondes, réalisant ce paradoxe d’accomplir une rupture à travers un mouvement continu. Son opération est double : en même temps qu’il efface l’image-souvenir de cette arrivée, il crée, par son rythme propre, ce que l’on pourrait appeler un tableau-internel, selon le terme de Claudel repris par Deleuze. Le passé est mis en abyme dans un spectacle somptueux, que nous pouvons à notre tour visiter.

 

L’autoroute

 

Une autre séquence du film nous donne l’occasion d’explorer un nouveau tableau-internel. Il s’agit à nouveau d’entrer dans Rome, non plus par le train mais par la route. Nous sommes maintenant dans le monde contemporain au tournage du film (1972). La séquence commence avec l’arrivée de l’équipe de tournage à l’entrée du périphérique de Rome. Nous découvrons non seulement le cinéaste donnant ses ordres pour préparer le tournage mais l’objet lui-même, la caméra, montée sur une grue impressionnante (figs. 12-13). Comme si l’esprit-caméra, cette conscience qui est l’objectivité propre au film, par définition désincarnée, était tentée par une apparition « en chair et en os ». Et cet esprit-caméra semble se donner pour tâche de capturer la réalité de l’autoroute : nous serions dans un « documentaire ».

Cependant dès que la caravane des cinéastes prend la route, il se passe des choses étranges. Des prostitué(e)s postés au bord de la route et, sur la chaussée, un cheval blanc au galop, une charrette à bras poussée par un homme qui court, un car de supporter napolitains aspergeant la route de pétards, se mêlent aux voitures sous une pluie diluvienne, les suivent un homme maintenant à l’arrière d’un camion un gigantesque miroir, une ville fantôme, tandis que passent des tanks (figs. 14). En alternance, nous voyons aussi l’équipe de tournage, la voiture où a pris place le cinéaste. Alors que la pluie augmente encore de vigueur et que l’obscurité s’accroît, nous contemplons une lutte des classes canine. L’autoroute devient apocalypse, accumulation de scènes fantasmagoriques. L’équipe de cinéma est le témoin de cet état du périphérique romain ; mais quelle est exactement cette autoroute insensée ?

Et finalement l’équipe de cinéma qui s’est engagée sur l’autoroute se trouve dans la situation du jeune homme en blanc en gare de Rome : elle est un témoin incarné mais non impliqué, un spectateur attentif mais non participant. L’équipe de cinéma se révèle constituer une sorte de leurre : l’esprit-caméra ne s’est pas incarné, n’est pas devenu documentariste, qui se plairait à saisir la réalité autoroutière. Il continue à être un esprit transformateur, le même qui s’emparait d’un souvenir pour le convertir en un fabuleux défilé de d’uniformes. Il semble nous dire, en passant, que le cinéma ne consiste pas en une appréhension immédiate d’un réel qui serait à fleur de peau, mais dans son remontage ou dans sa cristallisation en une suite indéfinie d’attractions, de numéros, de tableaux qui ne cesse pas de se prolonger [15]

. Ainsi ce ne sont pas seulement le passé et ses images-souvenirs qui sont dupliqués, mais aussi le présent vécu, instantanément métamorphosé par l’esprit-caméra.

La même structure se renouvelle : un long travelling avant transforme une image au présent (l’image souvenir est remplacé par l’image-documentaire) en un tableau imaginé ; et un voyageur incongru (l’équipe documentaire dirigé par Fellini adulte succède au jeune Fellini) traverse ce tableau comme un visiteur ébahi, médusé. L’espacement dans l’une et l’autre séquence se situe entre le visiteur et le tableau : la présence du jeune Fellini dans sa propre vie revisitée par l’esprit caméra ou de l’actuel Fellini dans une traversée de l’autoroute imaginée marquent la rencontre inopinée du réel et du simulé, de vécu et du rêvé. Le souvenir n’est que le socle ou la base vite abandonnée à partir duquel se développent (germent, dit Deleuze) ces tableaux prodigieux, parfaitement vivants bien que tout à fait chimériques. L’espace propre de Roma s’étend horizontalement le long de la succession des remembrances et se déploie perpendiculairement à cet axe en une suite d’îlots flamboyants, seulement accessibles quand se déchire le tissu mémoriel : le mouvement d’avancée (travelling avant) est l’opérateur de ces déchirures catastrophiques.

Le montage est finalement constitué par un déportement : la séquence confronte un regard objectif et une image trans-subjective plutôt que subjective, une objectivité impuissante et une imagination fertile, indiquant ainsi une voie visionnaire. Il appartient à la séquence du Palais Domitilla de caractériser de la façon la plus audacieuse cette dernière.

 

Le Palais Domitilla

 

Nous entrons dans le palais de la princesse Domitilla comme nous sommes entrés dans la gare ou sur l’autoroute, en suivant sur les conseils de la voix du cinéaste, la princesse elle-même. Mais au contraire de ces deux lieux, le palais paraît enfoui dans l’ombre et la poussière. En guise de spectacle, nous n’avons droit qu’aux portraits des ancêtres, auxquels des serviteurs hors d’âge essaient de redonner un peu de dignité. La vie semble s’être définitivement échappée des murs du palais. Au milieu de l’obscurité, une ombre et une voix. Nous découvrons une femme, toute de noir vêtue, avec un voile de dentelle et un fume-cigarette (fig. 15). Elle entend des bruits, une arrivée. Mais nous n’entendons rien. Elle se tourne vers nous, grimaçante, pour s’excuser, pour implorer, on n’est pas très sûr. Elle dit : « II arrive, il est ici », déclenchant un mouvement de caméra : celle-ci parcourt une sorte d’estrade ou de scène en direction des ténèbres, d’où émerge bientôt un cardinal en robe rouge et sa suite (fig. 16). Il n’y avait que des ombres, et soudain sont apparus, suivis par la tranchante lumière d’un projecteur de théâtre, les invités de la princesse. Celle-ci vient à leur rencontre les bras ouverts en signe d’accueil dans un mouvement d’avancée identique à celui réalisé par la caméra.

 

>suite
retour<
sommaire

[14] Cinéma 2, op. cit., pp. 117-118.
[15] Ibid., p. 118.