Le montage temps :
l’exemple de Fellini Roma
- Jean-Pierre Esquenazi
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Fig. 1. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Fig. 2. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Fig. 3. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Fig. 4. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Fig. 5. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Fig. 6. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Fig. 7. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Fig. 8. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Fig. 9. F. Fellini, Fellini Roma, 1972
Le comédien
Au tout début de Roma, nous assistons à une séquence qui se termine étrangement. Tout d’abord, nous sommes parmi le public regardant une représentation de Jules César, la pièce de Shakespeare. Des acteurs en toge blanche s’agitent sur une scène étroite devant un décor peint (fig. 1). César est poignardé, il meurt (fig. 2). On applaudit, les acteurs saluent (fig. 3). Puis nous retrouvons devant un café, aperçu depuis l’extérieur derrière sa vitre. Nous entrons dans le café. L’acteur qui tout à l’heure jouait César sirote son café et s’assure de la tenue de son chapeau. Presque tous les regards des consommateurs, admiratifs, sont tournés vers lui. C’est à cet instant que se passe le phénomène de discontinuité annoncé tout à l’heure. En même temps que la caméra s’avance vers le comédien depuis un point de vue qui n’est pas celui d’un personnage, une voix que les théoriciens du cinéma appellent « over » parce qu’elle n’a aucune source assignable dans l’univers du film, se fait entendre. Elle interpelle le comédien : « Commendatore, vous nous avez émus hier soir… ». L’artiste se tourne dans un sourire vers la caméra, acceptant modestement les éloges (fig. 4). Cette voix over, le personnage du film l’a entendue et l’a, par son regard, directement identifiée à la caméra. Comme si la voix et le mouvement d’avancée de la caméra constituaient un « personnage » dont la présence s’impose au comédien. Pour comprendre ce qui se passe et appréhender la notion de singularité aberrante, il nous faut détailler l’analyse de ce moment singulier.
Dans la séquence du théâtre, il y avait évidemment une caméra pour filmer les comédiens, Jules César qui se meurt sur la scène. Mais elle demeurait « invisible », je veux dire que nous l’oublions, comme nous oublions généralement la présence du narrateur hétérodiégétique du roman. Grâce aux mouvements de film, nous nous approchons de personnages que nous découvrons parce que la caméra nous les présente, puis nous nous intéressons à ces personnages qui deviennent les piliers subjectifs de notre compréhension des événements.
Ce qui apparaît, l’image et le son du film, est référé à deux types de subjectivité. Une subjectivité (en fait, le plus souvent un ensemble de subjectivités) incarnée en un personnage présent à l’écran, auquel nous attribuons des sentiments, des pensées. Et puis il y a la subjectivité désincarnée de la caméra, qui choisit de présenter tel personnage dans telle action, à l’intérieur de tel milieu : c’est une conscience, un esprit-caméra qui, presque toujours, demeure en retrait. Il n’empêche que chaque mouvement de film fait saillir cette énonciation croisée, que Deleuze décrit de la façon suivante :
Il n’y a pas simple mélange entre deux sujets d’énonciation tout constitués, dont l’un serait le rapporteur, et l’autre le rapporté. Il s’agit plutôt d’un agencement d’énonciation opérant sur deux niveaux à la fois, opérant à la fois deux actes de subjectivation inséparables, l’un qui constitue un personnage à la première personne, mais l’autre assistant à sa naissance et le mettant en scène [13].
Dans la séquence du café, cet agencement énonciatif se manifeste explicitement, ou peut-être doit-on dire qu’il se trahit : l’esprit-caméra de Fellini Roma est très près de s’incarner à travers le travelling avant et le compliment lancé au personnage du comédien. Mais où est-il ? Depuis quel lieu s’avance-t-il ? Doit-on supposer qu’il est un personnage comme les autres, toujours sous les yeux des autres personnages ? Il semble plutôt que l’esprit-caméra se définisse dans cette séquence comme une présence à l’intérieur du café de Rimini où se pavane le comédien, mais une présence virtuelle qui, en l’occurrence, n’a pas pu résister à la tentation de s’actualiser et ainsi de venir au contact du comédien. Une sorte d’homme invisible, qui pour une seconde s’incarne, au moins pour l’un des personnages du film. Pour ce faire, il doit sans nul doute se trouver en permanence dans ses abords immédiats, dans une proximité qui nous échappe encore. Cependant, nous pouvons dire que cette proximité transforme le statut de l’ensemble de la scène.
Ce défi aux lois des milieux réguliers constitue ce que j’ai appelé une singularité aberrante : un mouvement de film, en l’occurrence l’avancée de la caméra accompagnée par l’interpellation du comédien par la voix over, introduit une brèche dans le lieu du film, lequel cesse d’être homogène (au moins localement), perd son système de coordonnées habituelles liées à une géographie et à un système d’événements enchaînés les uns aux autres par la relation avant/après. Le milieu où nous sommes n’est plus le même : un basculement a eu lieu. Essayons de l’interpréter. Admettons que le début du film parcourt l’album souvenir du jeune Fellini. Ainsi chacune de ses scènes est comme une image-souvenir, selon la dénomination deleuzienne : des remembrances du passé sont actualisées, montrées comme des anciens présents par la puissance de l’évocation, ce que le cinéma nomme le flash-back. Mais soudain, la voix de l’actuel Fellini pénètre ce que nous pensions être une image-souvenir. Elle la soustrait au figement pour l’animer ou l’activer : elle n’est plus pétrifiée dans la gangue d’un passé à jamais clos, mais elle s’actualise, vivifiée. Tout se passe comme si elle appartenait maintenant à une sorte de musée où les souvenirs se conservent vivants dans des pièces où l’on peut entrer, dont les personnages peuvent être interpellés. Ce musée peut être appelé le « passé pur », comme le suggère Deleuze après Bergson.
Nous commençons à apercevoir le projet fellinien. Ses souvenirs sont des entrées : il s’en empare jusqu’à les rendre vivants, par une recréation actuelle du passé. Le passé est mis en abyme par le présent qui le dote d’une étrange vie capable de le conserver dans le temps. Notons au passage que cette transformation ne va pas sans une réorganisation de l’énonciation : l’esprit-caméra s’extrait de son rôle silencieux, pour devenir l’ordonnateur des métamorphoses du temps.
La gare de Rome
Pour continuer l’enquête, avançons jusqu’à une séquence qui marque l’entrée dans Rome du héros. Elle intervient au bout d’une dizaine de minutes de projection et bénéficie d’une sorte de prologue : le garçon héros de plusieurs séquences du début du film et dont nous supposons qu’il représente Fellini enfant, regarde avec envie s’éloigner le train qui se dirige vers Rome (fig. 5). Fondu au noir, un train arrive en gare de Rome avec à son bord Fellini jeune adulte de dix-neuf ans : on pourrait voir dans ce rapport entre l’enfant et le jeune homme une singularité régulière signifiant une ellipse de sept ou huit ans. Mais ce qui s’ensuit va nous amener à revoir cette hypothèse.
Nous sommes dans le train, devant une porte ouverte, attendant que le train s’arrête définitivement ; ou plutôt c’est l’esprit-caméra qui se trouve à cette place et nous permet de voir les portiers attendant de saisir les valises des voyageurs. Puis nous sommes sur le quai, et suivons l’un de ces portiers soulevant un nombre considérable de valises. Comme si l’esprit-caméra était devenu complètement un personnage, qui dispose de valises et a besoin d’un portier pour qu’on les transporte. Apparaît soudain Fellini adolescent, jeune homme au costume blanc, qui regarde, en souriant, la gare (fig. 6). C’est à lui qu’appartient les valises, c’est lui qui suit le portier (fig. 7). Un instant vacillante, la relation classique entre personnage et esprit-caméra paraît se réinstaller. Une nouvelle alternance tout aussi classique module le découpage : on suit le jeune homme puis on voit du point de vue de ce dernier ce qui se passe sur le quai. Le va-et-vient du regardeur (le jeune homme) et du regardé (la gare) composerait un seul mouvement continu depuis la descente du train jusqu’à la sortie de la gare.
Mais le regardé commence à jouer un double jeu, qui remet en cause l’effacement de l’esprit-caméra derrière le jeune Fellini. En effet, se rassemblent miraculeusement sur le quai une profusion d’uniformes, soldats qui partent pour l’Afrique, officiers allemands, carabiniers, gardes républicains au somptueux panaches jaunes, cheminots, religieuses, prêtres, qui jaillissent chacun à leur tour dans un débordement d’images, de fumée, de cris, de chants, d’annonces (figs. 8 et 9). Puis des vendeurs de porte-bonheur, des marchands à la petite semaine, une femme très brune en attente de l’arrivée d’un amant (fig. 10) apparaissent à leur tour dans un décor d’énormes affiches de cinéma ou de voyages fastueux (fig. 11). Toutes ces figures surgissent devant nos yeux avant d’être englouties par l’avancée du jeune homme et celle de la caméra dans l’abondance de la gare. Celle-ci est devenue une scène sur laquelle s’actualise une succession de tableaux dont le jeune homme profite mais auquel il ne participe pas.
[13] Ibid., p. 106.