Alexander Kluge : démonter et remonter
le « textimage » de l’histoire

- Jean-Pierre Dubost
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Si l’on compare ce qui est dit ici du montage à l’idée exprimée par Deleuze dans l’IM que le montage est intimement lié au mouvement et qu’il est le procédé essentiel de l’image-mouvement, on est frappé de constater que la petite fable de Kluge semble éliminer tout mouvement et le remplacer par une parataxe de petits segments narratifs. En même temps, cette suite de moments statiques, qui ne fait que suggérer le mouvement du film une fois que le montage a fait son effet, va droit but en trois mouvements : démontage de l’idée d’une totalité historique signifiante dialectisable (l’injonction de Trotski), remontage du moment historique comme suspens de l’histoire entre paix et guerre (le départ de Trotski, le non finito de ce départ sans salut ni adresse et sa déclaration unilatérale de rupture de guerre étant en parfaite conformité avec la profonde césure du temps historique), cristallisation du moment historique par cet arrêt du temps, cette suspension, cette fin sans conclusion qui est l’histoire, qui historiquement (c’est-à-dire selon la visée soviétique à cet instant historique) assure à la Révolution les conditions de sa poursuite, mais qui en même temps transforme la petite fable en une image du chaos des temps. Pour Deleuze le montage est « l’image indirecte du temps ». Mais Deleuze s’intéresse au cinéma comme un laboratoire de concepts pour la philosophie et le concept d’image-temps est directement indexé sur l’analyse bergsonienne du temps (du temps actuel et virtuel), alors que Kluge produit cette image-temps faite de hasard et de nécessité historique en tant que praticien, et en accord avec sa méthode filmique (qui est la face cachée de ce dont je parle). Si l’un interroge le cinéma producteur de concepts et de régimes de signes, l’autre interroge l’énigme de l’histoire en cinéaste. Et la question du montage est au cœur de cette interrogation. On peut parfaitement en mesurer la portée à partir du texte de Geschichten vom Kino consacré à la parade de la Saint-Sylvestre à Paris en 1918, dont voici la traduction en français :

 

Cette nuit-là nous pouvions tourner sans restriction. Non seulement parce que le matériel était disponible (il fallait l’utiliser, à moins d’avoir à le ramener dans l’entrepôt, où il aurait fini par moisir), mais également parce que cette nuit-là offrait un riche éclairage. Chaque motif ou presque était largement pourvu de guirlandes lumineuses, comme si les éléments qui indiquaient typiquement la fin de cette longue guerre se trouvaient spécialement éclairés pour l’enregistrement du film. Les troupes étaient revenues à Paris pour le réveillon. Elles campaient en banlieue et dans les environs de la capitale. Elles s’étaient préparées en vue de cette ULTIME PARADE. Le lendemain elles allaient être reconduites à leurs bases d’origine pour y être relâchées/libérées. Depuis cinq heures de l’après-midi elles rejoignaient le centre-ville par les boulevards. Une ambiance étrangement triste que celle qui régnait sur ces cortèges. Elle ne fut pas telle que quiconque se fût réjoui de la fin de cette guerre. Pas plus qu’on semblait attristé, parce qu’on désirait revenir aux temps d’épouvante laissé derrière soi ; plutôt leur tristesse provenait-elle de ce que l’effort de tant d’années, que cette guerre avait pu s’effectuer sans que le moindre changement dans la vie ne puisse être exigé en récompense des privations. On n’y avait que perdu.

Aidés par des électriciens de la ville, les pionniers avaient fixé des guirlandes d’ampoules sur les blindés. Semblables aux guirlandes lumineuses enfilées sur les mats des bateaux à l’occasion des parades navales d’avant-guerre. Eclairés de la sorte, les véhicules blindés semblaient avoir repris leur allure première de tracteurs. Ils transportaient des signes d’espoir tout en lumière. Pareilles guirlandes étaient supportées par les canons et les trains des équipages. Les fantassins avaient fixé des ampoules sur leurs casques et avançaient en rang dans des convois lumineux, tâchant de passer dans les intervalles laissés par les chars et les attelages d’artillerie. Les troupes s’approchaient de l’Arc de Triomphe par les rues attenantes, si ce n’est qu’elles tournaient autour de ce centre sur des voies parallèles, le long desquelles étaient installées des estrades qui accueillaient les hauts commandants, les hôtes royaux et Monsieur le Président.
Rude tâche que la nôtre d’assurer ensuite le montage d’un film à partir du matériau enregistré. Ce moment nous avait captivés. Les yeux étaient fascinés par les lumières qui passaient là, devant nous, en rythme régulier (toute une nuit durant). Ces deux sensations, l’excitation de nos sens par les lumières et le sentiment de « toute une nuit », allaient plus tard se révéler introuvables sur nos rebobineuses, à l’aide desquelles nous nous apprêtions à visionner le matériau pour le couper. Impossible de restituer la relation à ce contexte qui nous avait saisis et qui se trouvait en permanence hors-champ. En fait, c’étaient toujours les mêmes images : ampoules électriques se balançant le long de fils et mouvement incessant du défilé.
Ceci nous procura de l’expérience. La fois suivante nous serions parvenus à mieux saisir cet événement peu ordinaire. Seulement, ne fallait-il pas s’attendre à ce qu’un tel FINALE DE GRANDE GUERRE soit donné de notre vivant (ou durant mon service comme caméraman des armées).Comme nous le savions désormais, il fallait braquer la caméra non pas directement sur les corps lumineux (qui séduisaient le regard), mais sur les ombres qui se déplaçaient devant les ampoules. Le matériau exposé se repère toujours à partir du point le mieux éclairé et du point le plus sombre d’un plan. Ainsi la lumière éclatante des ampoules voilait-elle les péripéties essentielles qui avaient lieu au bord de son halo et surtout au centre, entre deux lampes, ou devant et dont on pouvait filmer l’effet d’interruption de la lumière. Ces ombres que nous aurions souhaité enregistrer (car les yeux épris du scintillement, avaient « inconsciemment » aussi vu cela), auraient rendu la tristesse dont je parlais plus haut et qui dominait l’impression donnée par le cortège. Ces impressions générales sont difficiles à saisir avec les moyens du cinéma. Ni le montage ni la longue durée d’attention qui maintient la caméra comme à l’affût dans une certaine position, ne permettent de restituer cette « impression générale ». Il faut commencer par filmer à côté de l’événement, effleurer brièvement cet événement pour capturer, avec un peu de chance, ce qui répond subjectivement et du fond du ressenti à « toute la nuit » [21].

 

Le texte commence par mettre en place un moment historique comme scène, la célébration comme transformation de l’irreprésentable en spectacle. Mais entre le spectacle et le sentiment général le hiatus est incommensurable (la joie n’y est pas). Puis entrent en scène les monteurs, qui se rendent compte de l’impossibilité de « restituer la relation à ce contexte qui nous avait saisis et qui se trouvait en permanence hors-champ » et remarquent qu’en fait « c’étaient toujours les mêmes images : ampoules électriques se balançant le long de fils et mouvement incessant du défilé ». Ils notent que rendre le sentiment de tristesse aurait demandé de filmer l’ombre et non le scintillement des lumières. L’impression générale n’est pas restituable. Ils en concluent qu’il ne faut donc pas filmer l’événement, mais à côté de lui. Seul ce décalage, et avec lui le renoncement à la synthèse (il faudrait dire ici en un sens authentiquement aristotélicien la systasis) du détail et de l’ensemble, sonne juste. Redonner la réalité c’est la décaler. Le remontage du réel c’est ce déplacement. Concluons – l’histoire ne se voit pas. Elle ne se raconte pas. Sa vraie image est son démontage et son décalage. Et ce qui vaut pour le moment vaut pour le tout, aussi monstrueux soit-il. Dont il faut faire le montage. Nous sommes bien loin de la conception benjaminienne de l’image dialectique.

Une remarque que fait Deleuze à propos de Griffith est ici éclairante. C’est lorsqu’il dit que la narration dans le film américain est en quelque sorte la servante du montage « organico-actif ». Et il ajoute, en évoquant le film « Intolérance » (1916) de Griffith que pour lui le montage « peut englober des millénaires et des civilisations différentes » [22]  (dans ce film Griffith fait le saut de la Jérusalem christique à l’idéalisme politique féministe américain contemporain). Jamais, dit Deleuze, une telle unité organique « ne se sera dégagée, par le rythme de parties si différentes et d’actions si distantes » [23]. Dans un contexte historique et culturel bien différent l’unité organique de l’œuvre de Kluge englobe elle aussi des siècles (et même plus) et sa richesse théorique et esthétique est telle qu’il m’est impossible de la laisser imaginer autrement que par quelques touches finales.

Son seul et imprésentable sujet c’est le temps, le temps comme totalité ouverte, humaine et inhumaine, du biologique au cosmique, de l’infiniment condensé de l’image-temps (mais au sens que je viens de préciser) à l’irreprésentable cosmique, mais toujours considéré du point de vue de l’histoire à partir d’un jeu de montage monumental – il y a toujours plus de cent récits dans la plupart de ses textes – et pour cristalliser une matière première (naturelle, historique, textuelle) par un immense montage de récits, dialogues et images (« La lacune que le diable laisse dans le monde » – die Lücke, die der Teufel lässt – comporte par exemple cinq cents récits et images) qui enlève toute illusion de continuité à cette matière et renvoie le récit à un temps qui ne peut pas se savoir visé par elle, en accord cette fois-ci avec la 5e thèse de Benjamin.

Kluge n’a jamais écrit de roman, de nouvelle, de poème. Le genre qu’il invente ne connaît que trois ingrédients : récits (souvent micro-récits fragmentaires), images, dialogues. S’il a été question de fable, c’était pour dire que l’ensemble de son œuvre ne cesse de produire autant de fables du temps, avec une tendance très marquée à créer des montages intempestifs de temporalités dont la dimension démesurée interroge ces lacunes que la paresse de l’habitude recouvre. Chronique des sentiments se propose explicitement de « chercher les lacunes dans lesquelles se déploie la vie » ; La lacune que le diable laisse dans le monde se propose, en sollicitant une somme considérable de savoir historique, technique et scientifique, de déployer une poétologie qui consiste à réduire au maximum la différence entre l’imagination et réalité : des cellules aux galaxies, des événements historiques aux conceptions religieuses, des folles visions d’ingénieurs aux hypothèses les plus folles de l’esprit, tout devient matière première comme par la rencontre fortuite entre l’irremplaçable image du réel et l’œil de la caméra. Et seul le montage, compte-tenu des conditions évoquées (observer les lacunes du temps, filmer ou raconter « à côté ») permet d’appréhender les totalités qu’elles induisent.

 

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[21] Geschichten vom Kino, Suhrkamp 2007, pp. 137-140, trad. fr. par Vincent Pauval.
[22] G. Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 49.
[23] Ibid.