Alexander Kluge : démonter et remonter
le « textimage » de l’histoire

- Jean-Pierre Dubost
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Fig. 1. A. Kluge, Der unterschätzte Mensch, 2001

Fig. 2. A. Kluge, Der unterschätzte Mensch, 2001

Fig. 3. A. Kluge, Der unterschätzte Mensch, 2001

Les petits récits à partir desquels le montage se fait vont au-delà du narratif, car Kluge aime toujours faire déraper le récit vers un dialogue « à la Diderot », un dialogue dont le but n’est pas de donner des réponses mais de poser une question et de créer un vide quand le moment paradoxal et étrange que l’anecdote expose se déplie et se plie à la fois, passant du raconté à la réflexion, réflexion qui est elle-même plus une résultante libre offerte à la réflexion du lecteur qu’une réflexion exposée par le truc du dialogue, selon la modalité platonicienne. Dans Geschichte und Eigensinn (Histoire et entêtement) il s’agit d’un montage encore plus complexe, entre dialogues, images, textes théoriques et essais. L’ensemble de ce kaléidoscope, conforme à la méthode de Kluge cinéaste, écrivain et penseur, comporte un important moment théorique, dont les règles d’exposition sont soumises à cette esthétique du montage généralisé qui parcourt toute son œuvre, dans la mesure où l’ensemble des livres écrits par Kluge, et pas seulement Geschichte und Eigensinn, ne peuvent pas être considérés simplement comme écrits théoriques, puisqu’ils reposent par principe sur un montage délibéré de textes et d’images. Un exemple suffira. Dans le premier volume de Der unterschätzte Mensch (L’homme sous-estimé) [8], le concept d’espace public (Öffentlichkeit) [9]  est exposé par un montage texte et image. On n’illustre pas un concept. Le donner à voir le détruirait comme idée. Mais on peut faire parler le monde actuel par le montage. Pages 328 et 329 (fig. 1) on voit à gauche un texte encadré est intitulé « L’espace public prolétarien ». Il contient un récit qui redonne l’atmosphère de paroles partagées entre ouvriers entre 18 et 21 h dans un troquet [10] de Thuringe, que concluent de brèves remarques sur le sens pratique des anecdotes partagées entre ceux qui s’y retrouvent régulièrement et qui en savent plus sur les différentes qualités de l’eau de la région que sur les différences œnologiques. A droite, on trouve un montage dans le style de bandes dessinées de science-fiction avec en légende le texte suivant :

 

Très loin au-dehors. Le plus vaste espace public qui existe c’est le cosmos, Outer Space : espace public universel. Le surplus de capital investi dans la défense représentant sur terre un frein au progrès peut y être exporté. C’est ce à quoi tendent les efforts consacrés au bouclier anti-missile (NMD). Projet d’un voyage vers les morts. Si quelque chose se passe, l’ensemble de l’équipage d’une station de ce type, comme nous l’apprennent les films de science fiction, meurt sur le coup [11].

 

Pages 330 et 331 (fig. 2), le texte situé sous l’image de gauche nous apprend qu’il s’agit d’un enterrement de mineurs en 1929 près de Dortmund dans la Ruhr, après une catastrophe minière. Le thème en est (écrit en capitales) « Espace public immédiat en 1929 » (UNMITTELBARE ÖFFENTLICHKEIT [121929). Le concept d’immédiateté est explicité dans ce texte : les cercueils ont été fabriqués dans les ateliers de la mine, les chevaux, les charrettes et leur décoration appartiennent aussi à la mine, ceux qui assistent à l’enterrement se souviennent de catastrophes antérieures, ils ont une conscience commune de l’organisation de la cérémonie, mais « les morts sont seuls » et « les familles des morts sont renvoyées à elles-mêmes ». Le deuil partagé, qui émane du cœur même du travail dont vivent tous ceux qui sont présents à l’enterrement, crée cette immédiateté de la communication, quelle que soit la teneur des discours qui sont prononcés, le choc de l’émotion et « l’espoir fou qu’un miracle pourrait avoir lieu ». A droite, face à cette « immédiateté de l’espace public », l’exemple de la mort de Lady D. représente l’espace public médiatisé. Le texte situé entre la photographie de la poupée et l’image de la chandelle allumée ornée d’un D au-dessus duquel on voit une couronne explicite cette nature médiale. Malgré toutes les images que l’on a d’elle, « peu connaissent la morte de façon immédiate ». La bougie, nous est-il dit ensuite, réactive la fin d’Anna Karenina de Tolstoï, où une femme jeune et belle meurt écrasée par les roues d’un train « comme une bougie qui s’éteint ». Conclusion : « Il existe un nombre limité d’images publiques, qui se répètent dans l’histoire et qui de par le lien intime qu’elles entretiennent avec les représentations des spectateurs possèdent une intensité expressive particulière » [13]. Les pages suivantes (fig. 3) confrontent un montage construit à partir du fameux tableau de Lucas Cranach accompagné de la légende « Lucrèce en train de se poignarder parce qu’elle a été violée par le fils du roi. L’espace public comme image provoque la chute des rois » [14] au début du chapitre suivant consacré aux notions d’espace public et d’expérience, à l’analyse des formes d’organisations propres à l’espace public bourgeois et à l’espace public prolétarien, à la dialectique privé/public, de l’espace de l’intime et du monde du travail. L’espace public est ici théorisé comme « la seule forme de production qui nous soit connue comme résultat de l’expérience sociale consciente », d’où il résulte que « sans espace public l’expérience privée est inconsistante ».

Au lecteur donc faire usage de ce montage textimage, qui n’est pas simplement construit pour le simple plaisir du montage et ne s’épuise pas dans son simple effet de sensation. Bien au contraire, une fois que la réflexion a pu en faire la synthèse et en a dépassé le sensationnel, elle en apprécie toute la pertinence et la démonstration immanente. C’est un concret-abstrait que la théorie nous propose. Il démonte l’abstraction idéologique de conceptions reçues comme évidentes et démontre l’inanité de toute opposition figée entre visualité et conceptualité. L’arrière fond marxiste est maintenu, et même réactivé, mais il a subi un profond décalage, et un sérieux décapage. L’image décale, mais le montage démontre. L’effet de distanciation (le sensationnel de l’image) et la rigueur critique actualisent et repensent la critique du présent. Les mots les plus consacrés de la théorie marxiste et les concepts les plus stratégiques et donc les plus intraduisibles de l’allemand sont à la fois « médiatisés » par l’image et rendus à leur intensité mentale, que l’habitude avait dévitalisée. L’image « nettoie » le concept en le brouillant, le concept renaît comme produit du montage.

Et c’est ainsi que Kluge compose (monte) tous ses livres. Dans les montages de petits récits que sont la plupart de ses livres, l’archive de l’histoire offre le matériau premier, comme l’image pour le cinéma. A un second niveau, un deuxième montage a lieu, qui consiste à faire entrer en jeu les différents textes d’un volume et des images qui les commentent ou les déplacent, toujours accompagnées d’une légende. Avec Dezember (2010, trad. fr. Décembre, chez Diaphanes en 2012) on a affaire à un montage de récits (ou récit + dialogue) et de photographies de Gerhard Richter.

Dans le cas de Geschichten vom Kino, que je voudrais placer maintenant au centre de la réflexion, l’objet théorique en question est tout simplement celui du cinéma. Le livre apporte à la question « Qu’est-ce que le cinéma ? » deux modes de réponse. La première est explicite, car certains de ces textes sont expressis verbis une théorie du cinéma, ou plutôt une hypothèse sur ce qu’est le cinéma. La seconde, omniprésente, se dit comme forme, comme textimage global, et très précisément comme montage, démontage et remontage – de l’histoire, de l’histoire du cinéma, de l’histoire par le cinéma, et du cinéma et de l’histoire par le montage récit/dialogue/image.

Commençons par le moment théorique explicite et explicatif, qui apparaît dès un court avant-propos dans lequel on peut lire :

 

Je voudrais tout de suite mettre quelque chose au clair. Ce qui m’importe dans les 120 histoires qui suivent, c’est le « principe du cinéma » [15]. Je considère que ce « cinéma » est immortel et qu’il est plus ancien que l’art du cinéma. Il repose sur le fait que nous partageons entre nous de manière publique quelque chose qui nous « touche intimement ». En ce sens le cinéma et la musique sont apparentés. Ni l’une ni l’autre ne peuvent disparaître. Même lorsque les caméras de tournage ont cessé d’émettre leur petit bruit de moteur il y aura, j’en suis persuadé, quelque chose qui « fonctionne comme du cinéma ».

 

L’incise « j’en suis persuadé » renvoie aux premiers mots de l’avant-propos : « Les histoires de ce livre sont subjectives. Je suis de parti pris dans une affaire qui a occupé une partie de ma vie » [16].

 

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[8] A. Kluge / O. Negt, Der unterschätzte Mensch, édition Zweitausendeins, Francfort, 2001, pp. 328 et 329. Il s’agit de la dernière version remaniée et élargie de Geschichte und Eigensinn.
[9] Voir à la note 11 nos commentaires sur ce mot de « Öffentlichkeit ».
[10] Je traduis ici « Kneipe » par « troquet ». Une « Kneipe, » c’est un bistro, mais la traduction ne peut rendre ni le mot ni la chose. Comme dans un bistro, on vient s’y retrouver et partager. C’est un espace public populaire, « prolétarien » dans le langage de cette somme qui représente à la fois une réactivation et un formidable déplacement des concepts marxiens.
[11] Der unterschätzte Mensch, Op. cit., p. 329.
[12] Faut-il souligner que là où le français a recours à une notion-métaphore, une spatialisation « l’espace public » l’allemand crée l’idée à partir d’un suffixe d’abstraction apposé à l’adjectif ‘öffentlich’, public, tout comme l’on a en français liber à partir de l’adjectif libre. Mais on ne peut pas dire « publicité ». On pourrait dire « la chose publique », comme on dit res publica, république. Or ‘Öffentlichkeit’ est un mot qui renvoie moins à un idéal, à une idée (celle de la république), qu’à la somme concrète des individus destinataires d’un message collectif et politique. Quand on dit en allemand : « Wir müssen die Öffentlichkeit ansprechen », cela signifie « Il va falloir s’adresser au gens » (ceux qui sont là, présents dans un dehors, qui ne savent pas et ne peuvent pas encore entendre ce que l’on veut leur faire savoir). La langue française, en objectivant comme idée ce « public » (qui est « la chose publique ») oublie pour ainsi dire que l’entité « les gens » est le destinataire de ce qui n’est pas encore rendu public et qui doit être annoncé et divulgué. On ne peut pas traduire cette phrase en français par « Il va falloir s’adresser au public », puisque cela supposerait un rapport de co-présence acteurs/public alors que ce « public », il faut le gagner en allant vers lui. En allemand, que l’espace public soit présent comme idée où qu’il s’agisse de le faire en s’y adressant, un seul mot existe. Pour le français, soit le public est là et on joue devant lui et l’on est sur la scène, soit le public doit être fait, et c’est le fait du politique. Au cœur de chaque langue, son unicité, son intraduisible, et toute l’épaisse complexité d’une histoire propre et infiniment insistante.
[13] Ibid., p. 331.
[14] Ibid., p. 340.
[15] La formule choisie - « das Prinzip Kino » - rappelle immanquablement  « le principe Espérance» (das Prinzip Hoffnung) d’Ernst Bloch (cf. Le principe Espérance trad. de l’allemand par Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 1978).
[16] Rappelons qu’Alexander Kluge est juriste – avocat.