Alexander Kluge : démonter et remonter
le « textimage » de l’histoire

- Jean-Pierre Dubost
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 4.

D’emblée la question « Qu’est-ce que le cinéma ? » est déplacée et dés-essentialisée. Elle déborde aussi les frontières d’un art autonome. Le cinéma est avant le cinéma sous forme de sentiment (et il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, car il y a une théorie des sentiments dans toute l’œuvre et la pratique de Kluge) - c’est le sujet explicite de Chroniques des sentiments - et au-delà du cinéma comme effet du cinéma en nous. Bien loin d’être défini par le mixte de technicité et d’esthétique qui le caractérise (art de l’illusion, reproductibilité technique), il est définissable comme art et comme genre parce qu’il est transitoire, parce qu’il est une capacité à agencer cet avant et cet après, à assurer le transport de cet avant à cet après.

Kluge conclut cet avant-propos en disant que ce qu’il préfère dans l’histoire du cinéma, ce sont ses débuts, le mélange de simplicité et de multiplicité du commencement du cinéma, qui devient autonome par anarchie interne. Il en conclut que le cinéma n’est donc jamais autant lui-même que comme « cinéma impur » (écrit tel quel en français dans le texte). Cette impureté résulte d’un mélange hétéroclite de « hasard, de caractère (…), de génie, d’incompétence et de chance. C’est cela que nous appelons cinéma » [17].

Théorie donc, mais comme on le voit bien immédiatement, théorie en négatif ou tout directement « théorie négative ». La théorie ne se démontrera pas, elle se montrera : elle apparaîtra en chacun de ces 120 textes (mais toujours de manière indirecte) mais encore et surtout par le textimage de l’ensemble.

Le cinéma disparaît-il alors comme procédé et comme esthétique ? C’est au texte et à son montage qu’il faut poser la question. Soit comme exemple le texte de Geschichten vom Kino intitulé « Wie wir Kameraden Patrioten wurden, nur weil wir tüchtig waren » (Comment nous, caméramans, sommes devenus patriotes, simplement parce que nous avons bien travaillé). L’anecdote historique se situe au moment de la rencontre de Brest-Litovsk organisée à la demande de Trotski et Lénine qui mit fin le 3 mars 1918 aux combats sur le front de l’Est (fig. 4). Elle est racontée par les caméramen d’une équipe de propagande filmique du tsar que le gouvernement soviétique, qui a besoin de tous les talents pour faire avancer la Révolution, vient de recruter pour documenter les accords de paix. Un problème se pose à eux : comment faire entrer dans l’image l’ensemble des protagonistes (les délégations allemande, autrichienne, turque) dans le format 1 : 1,33 de leur caméra sans leur couper la tête ou les pieds ? Les premiers essais sont décevants, d’autant que beaucoup de ces officiers sont de grande taille - les Russes, Trotski mis à part, étant heureusement plus petits. A Trotski qui leur demande de produire un film « partisan », un film capable de montrer que la volonté soviétique est pour une paix sans conditions, pour la réforme agraire et contre l’impérialisme, les caméramen rétorquent que dans ce cas ce serait mieux de faire des dessins. Remis en place par Trotski, ils sont contraints de trouver une solution filmique. Il leur vient alors à l’esprit de capter par la caméra le monocle du colonel Hoffman, le dos de l’uniforme d’un officier de cavalerie où apparaissent 7 boutons dorés qui se distinguent de l’uniforme d’un autre officier de cavalerie qui n’a dans son dos qu’un seul bouton argenté ; le sténographe du prince autrichien qui ne dit pas un mot, qui bouge à peine et constitue un sujet de choix ; les sortes de couteaux de chasse que les officiers allemands portaient à la hauteur de la hanche, etc. La reproduction que nous en donnons ici est accompagnée de la légende suivante : « Abb. : Teilnehmer der Waffenstillstandsdelegationen in Brest-Litowsk. Der rechte der deutschen Offiziere trägt ein “Seitengewehr am Mantel. Ganz rechts im Bild Leo Trotzki » [18].

A partir de tous ces détails, disent les caméramans, nous avons ensuite donné au film toute sa saveur, nous en avons rehaussé l’intérêt. Et de conclure par ces mots : « Plus tard nous sûmes que nous venions d’inventer le ‘montage’ [19].

C’est là un premier degré de réponse, tout à fait explicite, à la question « Qu’est-ce que le montage ? ». Mais la réponse ne devient vraiment complète que si l’on ajoute que l’écriture est toujours un montage pour Kluge. La phrase « Plus tard nous sûmes que nous venions d’inventer le montage » est en quelque sorte un effet de distanciation ironique fait pour provoquer et réveiller le lecteur, qui ne peut que se demander si c’est bien le cas, si cette anecdote est historique ou si elle est de l’ordre de la fable. D’un point de vue strictement historique (nous sommes en 1918) le montage est bien sûr déjà là et notamment chez Griffith. Or les remarques très éclairantes de Deleuze sur Griffith dans le chapitre de L’Image-mouvement consacré au montage permettent d’interroger le non-dit qui se cache dans la nature supposée historique de la phrase des caméramans russes. Si Deleuze insiste dans ces pages sur le montage parallèle chez Griffith, il souligne aussi l’importance du gros plan. Le montage parallèle permet de donner un rythme et une dynamique d’ensemble au déroulement filmique, mais il faut aussi trouver un liant pour agencer les deux registres d’images que crée le montage parallèle, et ce liant est précisément donné par l’insertion du gros plan. Le gros plan, dit Deleuze, n’opère pas seulement un grossissement du détail, mais il permet aussi d’agencer la partie et le tout [20].

Ce qui interroge dans l’anecdote des caméramans russes toute idée simple et linéaire du temps historique et rapproche ce texte d’une fable, c’est le fait que l’écart entre le duel politique que Trotzki demande aux techniciens de faire passer dans le message du film et le mélange de hasard, de génie et de chance d’où émerge le procédé du montage fait apparaître à la fois l’intraduisibilité du politique en esthétique et leur rencontre fortuite en ce moment fugitif de ce que les caméramans russes comprennent après-coup comme l’invention du montage.

Car le gros plan, c’est ici l’insignifiant, ou plutôt un mélange d’adéquation et d’insignifiance par lequel s’exprime la juste relation de l’histoire au montage. La somme de détails que le texte rappelle (l’Autrichien silencieux, les couteaux des généraux allemands, plus tard l’arrivée de la locomotive, le départ de Trotski qui ne salue même pas en partant les délégués et dont le départ précipité devient une allégorie de l’histoire démarrant en trombe vers une direction opposée etc.), tout cet ensemble de détails juxtaposés est une réalité sur plusieurs degrés : elle donne d’une part une image précise du chaos de l’histoire (de son absurdité) et d’autre part elle repose sur une opération de réduction signifiante : le détail en dit d’autant plus qu’il semble ne rien avoir à dire. Et c’est par ce montage de détails insignifiants que l’insensé du moment, l’impossibilité de donner un sens à la totalité, trouve sa juste forme – à l’opposé même de ce que Trotski demandait aux caméramans.

 

>suite
retour<
sommaire

[17] Ibid., p. 7.
[18] « Fig. 4 : Participants des délégations lors des pourparlers d’armistices de Brest-Litovsk. A droite, l’un des officiers allemands porte à son manteau un "couteau d’assaut" [‘Seitengewehr’ mot à mot ‘fusil latéral, terme désignant ces longs couteaux de combat que portaient les officiers allemands]. Au bord de l’image, côté droit Léon Trotzki » (notre trad.).
[19] Ibid., p. 133.
[20] G. Deleuze, L’Image-mouvement, Pari, Minuit, 1985, p. 48.