Madame Bovary, « dépouillée de littérature
et (…) en images d’aujourd’hui ».
A propos de Bovary 73, roman-photo

- Marie-Astrid Charlier
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Fig. 9. Charles Bovary discute avec Emma,
Bovary 73, 1973

Fig. 10. Emma et Charles Bovary se déclarent leur amour,
Bovary 73, 1973

Fig. 11. Emma Bovary commet l’irréparable,
Bovary 73, 1973

Par exemple, la première conversation entre Emma et Charles est placée sous l’égide du pied paternel (fig. 9) ; après l’ellipse de leur mariage et de leur voyage de noces, une vignette textuelle (fig. 10) précise que les époux « rentrent dans la maison que la mère de Charles, nullement enthousiasmée par sa bru, a fait nettoyer à fond… » ; quand Emma se précipite dans la pharmacie de Charles pour y trouver du poison (fig. 11), « elle (…) prend un flacon sur lequel est dessiné une tête de mort » et, « fascinée » par cette représentation, elle l’avale, comme le montre l’image qui reproduit la tête de mort, dessinée grossièrement, à la hâte. Ces éléments dysphoriques tendent à évacuer toute tentation lyrique, romantique ou « romanesque », toute tentation « littéraire » en somme. Il s’agit pour Bovary 73 d’inventer et de fabriquer une réalité triviale qui fasse « vrai », une réalité proche du lectorat de Nous Deux. Si le roman-photo donne littéralement un « coup de pied » au topos de l’innamoramento, c’est pour sacrifier la littérature, ses lieux et son temps sur l’autel du système médiatique au sein duquel l’hic et nunc est une valeur essentielle, aussi bien qu’une matrice spatio-temporelle qui fait fonctionner toutes ses rubriques, aussi bien factuelles que fictionnelles.

 

Littérarisation et « iconisation » du support : remonter Madame Bovary ou raconter Nous Deux ?

 

Si le temps narratif, le temps romanesque et le temps de la « littérature » sont démontés, voire « dépouillé[s] », par le travail iconographique effectué dans Bovary 73, c’est que cette poétique du roman-photo est au service d’une valorisation du support médiatique avec son espace et son temps propres. Outre les formes évoquées – le gros plan, l’écrasement de la durée et la répétition iconique –, une véritable littérarisation (ou « iconisation ») du support est à l’œuvre dans Bovary 73. De nombreuses photographies accueillent le journal, le magazine ou encore la télévision, que ce soit au premier plan ou en arrière-plan. Cette insertion répétée du média dans la fiction vise à superposer l’œuvre fictionnelle à son support : le roman-photo est un genre médiatique, il est du magazine. En cela, il participe à en justifier l’existence et en fournit une image. Aussi, alors que le roman-photo est publié en une seule fois dans le supplément du n° 1340 de Nous Deux en 1973, chaque planche s’achève-t-elle sur un effet de suspense, sur un cliffhanger, qui correspond à la coupe feuilletonnesque, c’est-à-dire à la publication périodique. Figures médiatiques et coupe feuilletonnesque inscrivent Bovary 73 dans le temps médiatique et l’y réduisent, d’autant plus que, par ailleurs, les images opacifient les temps de l’histoire et du récit, on l’a vu.

Dans cette perspective, le roman-photo s’adosse complètement à son support de publication et au système de représentation dont il relève. Une telle circularité et un tel autotélisme médiatiques ont pour conséquence d’exclure Flaubert et son Emma de 1857. Il est significatif, de ce point de vue, que la vignette d’introduction fig. 4) date Madame Bovary de 1856. Toutes les histoires littéraires retiennent en effet la publication en volume et le procès qui s’en est suivi, à savoir 1857. Etonnante a priori, la mention de « 1856 » ne l’est plus quand on sait qu’elle correspond à la publication du roman dans la Revue de Paris, c’est-à-dire à sa pré-publication dans la presse. Encore une fois, et puisque 1856 triomphe de 1857, le journal triomphe du livre, et, au bout du compte, le système médiatique de la littérature. Nombreux sont les éléments qui, du texte à l’image, concordent dans Bovary 73 pour assurer la consécration de Nous Deux, même si c’est aux dépens de Flaubert et de son roman. Le « remontage » de Madame Bovary apparaît comme le résultat d’une opération de « démontage ».

Peu importe que les magazines soient responsables des illusions d’Emma et de son incapacité à « s’adapter aux règles du mariage » ; peu importe encore que la télévision, que regardent trop Charles et Homais, soit le symbole d’une vie ennuyeuse, empêtrée dans la routine. A la manière de Flaubert qui accusait les livres dans Madame Bovary tout en défendant leur pouvoir enchanteur – le sens paradoxal du roman est bien connu –, Bovary 73 montre certes les dangers des rêves médiatiques mais n’en montre pas moins le caractère incontournable. Car si la représentation de la littérature est ambiguë, complexe, voire insaisissable à force de renversements dans Madame Bovary, dans le roman-photo en revanche, le visible l’emporte sur le lisible et les figures du média sont autant d’avatars de Nous Deux qui sont seulement là, déliés de toute interprétation morale, déliés de toute chrono-logie narrative. Ces images se contentent de se montrer et, partant, se dérobent à tout discours et à toute critique.

La poétique de présentification médiatique du roman-photo a ainsi pour conséquence de défaire les hétérochronies sur lesquelles sont bâties le roman de Flaubert : temps vécu versus temps sociaux, temps romanesque versus temps de la vie privée, etc. Le « déphasage temporel » au cœur du drame flaubertien est renversé dans Bovary 73 en une forme de monologisme et de monochronie médiatiques qui rejettent avec violence tout ce qui ne peut pas être ramené au média, tout ce qui ne participe pas à la visibilité de Nous Deux au cœur de la fiction. Au bout du compte, figurer Nous Deux plutôt que remonter véritablement le roman de Flaubert, démonter son temps pour monter (en épingles) un miroir photographique et fictionnel du magazine, aboutissent à la création d’une véritable utopie médiatique. A cet égard, pour Nous Deux, Madame Bovary est une image, une imago recréée, c’est-à-dire un texte originel virtualisé, représenté comme une véritable uchronie.

 

L’adaptation de Madame Bovary participe de la stratégie éditoriale globale du magazine Nous Deux dans les années 1970 : il « remonte » en roman-photo des œuvres du canon littéraire afin de gagner en valeur culturelle à une époque où la presse du cœur est attaquée tous azimuts. « (Nous Deux – le magazine – est plus obscène que Sade) », la sentence de Roland Barthes est emblématique du regard porté sur ce type de production culturelle populaire, au degré zéro de l’esthétique. Cependant, comme l’a montré Jan Baetens, ce « recyclage banalisant » ne suffit pas pour gagner en légitimité et remporter une plus-value formelle. Bovary 73 montre au contraire que le roman flaubertien fonctionne comme une auctoritas gratuite, presque comme une citation décorative. Madame Bovary de Gustave Flaubert est une simple référence culturelle, un simple « nom de l’histoire » pour parler avec Jacques Rancière.

Le roman de 1857 est donc bien une uchronie dans le sens où il est arraché à sa forme, à son sens, pour servir l’idéologie de Nous Deux. Madame Bovary relue en 1973 est aussi une uchronie parce qu’elle correspond à un temps qui n’existe pas, un temps où le roman se superposerait complètement à l’affaire Delamare, un temps où il aurait été exclusivement publié en 1856, un temps, en somme, où le littéraire se résoudrait dans le médiatique. Si l’on gratte sous le papier journal de Bovary 73, le palimpseste fait apparaître un Flaubert feuilletonniste, « dépouill[é] de [sa] littérature », lui qui n’a cessé de tonner contre le journal et pour qui « la haine de ces Boutiques-là est le commencement de l’amour du Beau » [7].

Dans le roman-photo, le pied du père Rouault ne vient donc pas seulement s’introduire trivialement dans le plat amoureux que Charles sert à Emma (fig. 9) ; pied-de-nez ou contre-pied, il est en tout cas un coup porté contre le sens de l’œuvre originale, tantôt démontée, tantôt virtualisée, c’est-à-dire complètement « remontée », au sens fort du terme.

 

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[7] Gustave Flaubert, lettre à Guy de Maupassant, le 10 août 1876, Correspondance, t. V, édition établie, présentée et annotée par Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 98.