Madame Bovary, « dépouillée de littérature
et (…) en images d’aujourd’hui ».
A propos de Bovary 73, roman-photo
Fig. 5. Charles Bovary roule vers la ferme des Bertaux,
Bovary 73, 1973
Fig. 6. Charles Bovary prend les
mains d’Emma, Bovary 73, 1973
Fig. 7. Emma Bovary veut s’enfuir loin de
Rodolphe Boulanger, Bovary 73, 1973
Fig. 8. Jean-Louis Barrault dans le rôle
de Jean-Gaspard Deburau, Les Enfants
du paradis, 1945
Dès la première lecture de Bovary 73, le « floutage » du cadre spatio-temporel étonne, un « floutage » littéral puisque, hormis un « oubli », les plaques d’immatriculation des voitures sont masquées (fig. 5). Toute tentative de reconnaissance spatiale, territoriale, départementale est ainsi empêchée. Les indices spatiaux sont par ailleurs réduits a minima dans les images : ni nom de ville, ni nom de rue ; les signes de l’espace diégétique se contentent de faire alterner intérieur et extérieur et de suggérer une binarité entre ville et campagne ; une binarité au cœur du « drame de la malheureuse Emma ». Si un tel « floutage » étonne, c’est que Bovary 73 inscrit dans son titre même une précision calendaire qui fonctionne comme un effet d’actualité, caractéristique des poétiques médiatiques mais tout à fait anti-flaubertien. Temps de l’histoire, temps du récit et temps du support de publication coïncident dans ce numéro, « 73 ». L’actualité – voire l’actualisme – affichée est donc contrariée par un effacement des repères spatio-temporels. Car le temps fait lui aussi l’objet d’un effacement, certes plus complexe. Les objets comme la télévision, les vêtements à la mode ainsi que les différentes coiffures d’Emma sont évidemment des signes du temps, et plus précisément du temps de l’histoire. A ce titre, Bovary 73 est bien une « version moderne » et modernisée de Madame Bovary.
Par exemple, chez Flaubert, le premier contact physique entre les futurs époux a lieu quand Charles cherche partout chez Emma sa cravache qu’il a perdue : « Elle se redressa toute rouge et le regarda par-dessus l’épaule, en lui tendant son nerf de bœuf » [6]. Dans Bovary 73, une photographie en contre-plongée place les mains des héros au premier plan (fig. 6) : elles se touchent pour ramasser le trousseau de clefs de Charles, tombé au sol. La clé a donc remplacé la cravache parce que l’automobile a remplacé la voiture à cheval. Cependant, si les temps ont changé, et la technique avec eux, le sens symbolique du passage est également transformé. Au symbole sexuel de la cravache qui fait rougir Emma se substitue un symbole sentimental, la clé du cœur. Le caractère transgressif du roman flaubertien est annihilé pour laisser place aux objets stéréotypés du roman sentimental. Du moins, selon le code herméneutique de Nous Deux et ses références génériques, la clé appelle d’abord le cœur, et, éventuellement, ensuite, la chair.
Car, mis à part les quelques signes temporels que nous avons montrés et qui concernent seulement le temps de l’histoire, ou plutôt son cadre, Bovary 73 se déploie dans une sorte de hors temps narratif au profit de la seule présence de l’image. En d’autres termes, la durée narrative est écrasée par le temps iconique, dans lequel chaque image semble désolidarisée de la trame du récit et de son enchaînement chrono-logique. Les nombreux gros plans sortent les images des gonds du récit parce que les visages saturent les vignettes et ne laissent place à aucun arrière-plan, c’est-à-dire à aucun décor, à aucune liaison spatio-temporelle. Emma crève littéralement l’écran dans le sens où elle est vidée de sa substance : lui sont confisqués le temps et l’espace, nécessaires à l’incarnation du personnage de fiction. L’écran qui assure l’illusion romanesque – ou iconique – est ici brisé par la surprésence de l’héroïne qui, en saturant l’image, est privée d’histoire. Elle n’est qu’instant de la prise, qu’espace de la photographie. L’expérience et la durée vécue, en somme, lui sont confisquées.
Cependant, faut-il penser le gros plan et la saturation des visages seulement en termes de perte et de manque ? Rien n’est moins sûr puisqu’avec eux triomphe le support, triomphe la matérialité de la création du roman-photo. Instant de la prise, espace de la photographie : Emma n’est que l’héroïne de Bovary 73, c’est-à-dire une héroïne de papier, de magazine, aussi éphémère que le temps de la lecture, aussi fugitive et périssable qu’un numéro de Nous Deux. Visible notamment dans les gros plans, le regard d’Emma est presque systématiquement tourné vers un hors champ : l’épaisseur du personnage est renvoyée à un ailleurs que le roman-photo suggère sans rien en dire ni en montrer, contrairement au roman de Flaubert qui décrit à plusieurs reprises le lieu désiré par Madame Bovary et, donc, sa vie intérieure. Un des derniers gros plans sur Emma est significatif à cet égard qui la fait ressembler à un clown triste dont le maquillage coule (fig. 7), avec quelque chose de Jean-Louis Barrault dans Les Enfants du Paradis (fig. 8). Même ses larmes semblent un masque, un rôle, du maquillage. De ce point de vue, Emma n’est qu’une image, au sens étymologique du terme, imago signifiant « représentation, imitation, portrait ». Elle n’est pas l’héroïne flaubertienne « remontée » en « version moderne » pour les lecteurs de 1973, elle est une simple image, une vignette, la photographie d’une Bovary 73 qui colle complètement à Nous Deux. En termes iconographiques, elle est une imago de magazine, le visage de quelques instantanés photographiques juxtaposés. « Dépouillée de littérature », cette « version » de Madame Bovary l’est en effet puisqu’elle efface la durée narrative et l’illusion réaliste avec laquelle ne cesse de jouer le roman flaubertien, et cela au profit de l’instant photographique et de l’illusion médiatique.
La forme de l’image répétée va également en ce sens. On constate en effet que Bovary 73 est composé selon un principe de répétition iconique : le gros plan sur des grandes images. A intervalles réguliers, ces photos immédiatement remarquables par leur taille introduisent une forme de récit second à l’intérieur du roman-photo. En figurant les péripéties principales de l’histoire, elles ont pour fonction de la résumer et participent à la dramatisation du roman flaubertien. Mises en évidence sur la page, ces « photos-jalons » – au sens de jalon du récit – reposent sur un double mouvement. D’abord, elles opèrent une réduction supplémentaire de l’intrigue flaubertienne qui n’est plus que quelques baisers, quelques fâcheries sur un oreiller et une fiole de poison ; ensuite, elles renforcent le procédé de saturation de l’image à l’œuvre dans Bovary 73. Au croisement de ces deux mouvements produits par les « photos-jalons », on ne reconnaît plus Madame Bovary. Le roman-photo présente en fait une intrigue tout à fait topique dans le roman de mœurs contemporaines du XIXe siècle : les illusions perdues d’une jeune fille de province déçue par la vie maritale, une jeune fille qui a trop lu et trop rêvé à ses lectures. Si le roman de Flaubert est à l’origine de la notion de « bovarysme » qui a désigné a posteriori ce schéma narratif, il n’en reste pas moins qu’il le précède et lui survit. Or, Bovary 73 ôte sa spécificité à Madame Bovary pour ramener son intrigue à un scénario banal du roman de mœurs, du roman sentimental et du roman réaliste du XIXe siècle. A ce titre, le roman-photo apparaît plutôt comme une « version moderne » d’une « matière commune » que comme l’adaptation d’une œuvre particulière.
L’expression énigmatique « dépouillée de littérature » qui caractérise cette « version moderne » est ainsi chargée d’un sens nouveau. L’analyse des photographies et de leur agencement narratif renseigne en creux sur le sens que Bovary 73 donne au mot « littérature », synonyme ici de « romanesque ». L’ailleurs, le rêve et le désir, caractéristiques du « romanesque », sont certes la cause du malheur d’Emma dans le temps de l’histoire, mais, dans le temps du récit, ils sont refoulés au profit de l’ici et maintenant de l’image. Contre le pouvoir d’évocation – dangereuse – du texte littéraire, Bovary 73 plaide pour le pouvoir d’incarnation de l’image. Toutes les images qui représentent les rêves « romanesques » d’Emma introduisent un élément dysphorique dont la fonction est de les mettre à distance ; tout ce qui peut, de près ou de loin, se rapporter à l’imaginaire littéraire est ainsi détruit de l’intérieur.
[6] Gustave Flaubert, Madame Bovary, édition de Jacques Neefs, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 74.