Madame Bovary, « dépouillée de littérature
et (…) en images d’aujourd’hui ».
A propos de Bovary 73, roman-photo
Fig. 1. Charles Bovary parle de son amour
à M. Rouault, Bovary 73, 1973
Fig. 2. Emma Bovary se couche tourmentée,
Bovary 73, 1973
Fig. 3. Emma Bovary cède à son amour pour Léon
Dupuis, Bovary 73, 1973
Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que : la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : « J’ai vu cela » ou « cela doit être ». Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration [1].
Parce qu’il s’agit « d’une question d’esthétique », la position de Flaubert quant à l’illustration est « inflexible » [2] : l’image mettrait le texte en déficit de sens. Plus précisément, la transparence mimétique de l’image entraînerait le recul de la dimension suggestive du texte, voire sa dévoration – la métaphore exprime bien ici le caractère monstrueux de l’image. En un mot, pour Gustave Flaubert, l’image particularise et ne désigne pas autre chose qu’elle-même tandis que le texte, en suggérant, généralise et fait signe vers « mille objets connus ». Contre la transparence iconique, l’auteur de Madame Bovary défend l’opacité textuelle et son pouvoir d’évocation.
Ces bordées flaubertiennes contre l’illustration et, au-delà, contre l’image sont pour le moins connues, sinon célèbres. Cependant, Bovary 73, le roman-photo que publie le magazine Nous Deux en 1973 [3], permet de les penser à nouveaux frais. En proposant de « monter » Madame Bovary en « version moderne, dépouillée de littérature » et avec des « images d’aujourd’hui », Bovary 73 problématise le rapport texte/image parce que le travail iconique y semble au service de la typisation, de la généralisation et, donc, de l’identification, a contrario du point de vue flaubertien sur l’image.
Parangon de la « presse du cœur », Nous Deux accueille des romans-photos qui obéissent à une poétique de la répétition et du stéréotype, caractéristique de la littérature et de la presse populaires [4]. En termes de stratégie éditoriale et de réception, le roman-photo vise la reconnaissance du lecteur – et plus particulièrement de la lectrice –, c’est-à-dire « la concordance avec mille objets qui [lui] fait dire (…) : “J’ai vu cela” ou “cela doit être” ». A ce titre, le « remontage » qu’opère Bovary 73 se présenterait comme une transposition iconique du pouvoir suggestif et généralisant que Flaubert accorde au texte, et au texte seulement. « Dépouill[é] de littérature », le roman-photo déplacerait le pouvoir suggestif du texte et sa multiplicité définitoire vers l’image qui, par effet retour, perdrait son unicité et sa transparence mimétique. Toutefois, la dimension suggestive et la fonction identificatoire de Bovary 73 ne sont pas le résultat d’une recherche formelle – photographique et iconique – notable. La poétique feuilletonnesque, issue de la presse du XIXe siècle, l’efficacité communicationnelle visée ainsi que la reprise des thématiques privilégiées dans la presse du cœur, c’est-à-dire dans les autres rubriques de Nous Deux, expliquent « la concordance » entre l’image et « mille objets connus ». En d’autres termes, l’excès de transparence de Bovary 73 qui, a priori, tendrait à « fixer » scandaleusement le roman flaubertien, se renverse en suggestivité iconique.
Aussi la dimension « réaliste », ou référentielle, de Madame Bovary est-elle gommée dans le roman-photo qui ne semble travailler que dans le sens du romanesque et du « drame ». Est-ce à dire alors que l’intrigue est finalement plus référentielle que « l’illusion réaliste », absente du roman-photo alors même que celui-ci vise à entrer dans l’intimité de la lectrice, ce que la précision temporelle du titre, Bovary 73, signifie à première vue ? Intertextualité et intericonicité bâtissent-elles la proximité, voire l’intimité, entre le magazine et son lectorat, intimité que suggère le titre Nous Deux ? Le drame « de la malheureuse Emma Bovary », celle qui, en 1973, lit trop de romans et de magazines tandis que son mari, lui, regarde trop la télévision, ce drame est-il véritablement une « version moderne » du roman de Flaubert ou bien ce « remontage » est-il un prétexte à une défense et illustration de Nous Deux, à un triomphe oblique du temps médiatique sur le temps romanesque et des « images d’aujourd’hui » sur le texte d’hier ?
Nous répondrons à ces questions en analysant d’abord une dialectique essentielle de Bovary 73, à savoir la collusion entre montage iconique et démontage temporel. Car la représentation du temps – chronologique, cyclique, anachronique, voire achronique – est au cœur d’une poétique – qui est aussi une stratégie – de littérarisation et d’iconisation du support : s’agit-il alors, pour ce roman-photo, de « remonter » Madame Bovary ou bien de figurer Nous Deux, icône ou idole de la presse féminine des années 1970 ?
A côté des œuvres originales, Nous Deux développe dès les années 1950 l’adaptation de certaines grandes œuvres du canon littéraire : Les Misérables (1952), Notre-Dame de Paris (1954) ou encore Madame Bovary (1973). Mais, comme l’écrit Jan Baetens, ce « recyclage banalisant de la culture moderne d’hier, ne fait qu’aliéner encore davantage le roman-photo de son public traditionnel, surtout si l’effort de proposer des sujets plus BCBG (Flaubert plutôt que Catherine Cookson ou Barbara Cartland) n’est pas vraiment accompagné d’initiatives pour innover aussi sur le plan formel […] » [5]. En effet, le travail photographique effectué pour Bovary 73 n’est pas des plus innovants ; et l’on peut même se demander si ce roman-photo ne s’inscrit pas dans une dynamique de désacralisation des œuvres canoniques et s’il ne relève pas d’une intention ironique, sinon parodique, comme nombre de fictions populaires contemporaines.
A première vue, l’intrigue et le drame triomphent, soutenus par la multiplication des gros plans (figs. 1 et 2) par opposition à la pauvreté des arrière-plans, soutenus aussi par l’absence des paysages au profit d’un envahissement des visages (fig. 3). Par rapport au roman flaubertien, Bovary 73 travaille dans le sens de la réduction : seulement trois personnages secondaires sont représentés dans le roman-photo où, de surcroît, sont élidés des chapitres clefs comme les célèbres « comices agricoles ». Emma, son visage et ses coiffures tiennent le haut du cliché tandis qu’arrière-plans, personnages secondaires, objets et paysages, essentiels sous la plume de Flaubert, sont minorés dans le roman-photo, sinon absents.
La première vignette est éloquente à cet égard puisqu’elle s’attache d’une part à mettre en valeur l’aspect sensationnel du roman de Flaubert, écrit à partir de l’affaire Delamare, d’autre part à insister sur le drame ordinaire d’Emma, sur le caractère topique / typique de l’héroïne (fig. 4 ). Seule l’action principale, réduite aux péripéties qui sont le squelette du roman, sera l’objet de cette « version moderne ». En outre, l’origine médiatique du roman, l’affaire Delamare, place le roman-photo sous le signe du fait divers, c’est-à-dire de l’événement médiatique auquel la lectrice de Nous Deux pourra s’identifier. Ce texte liminaire vaut donc comme programme d’auto-justification du magazine : Bovary 73 renvoie le roman flaubertien à une origine médiatique et le texte littéraire apparaît donc comme le fruit du support journalistique. De l’affaire Delamare à Nous Deux, la boucle médiatico-littéraire est bouclée et un lien de nécessité entre l’œuvre et son support est établi. Eu égard à ce « pacte de lecture » et à cette stratégie éditoriale, les formes choisies dans Bovary 73 ont du sens. Toutes participent d’un « démontage temporel » par où le roman flaubertien et le roman-photo, le texte littéraire et l’image, le livre et le magazine sont pris dans la temporalité médiatique, laquelle permet de justifier le « remontage » de Madame Bovary et de comprendre le sens d’une adaptation littéraire paradoxalement « dépouillée de littérature ». Nous étudierons trois de ces formes : le travail sur les plans, l’écrasement de la durée au profit de l’instant, et, enfin, la poétique de l’image répétée.
[1] Lettre à Ernest Duplan, le 12 juin 1862, dans Gustave Flaubert, Correspondance, t. III, édition établie, présentée et annotée par Jean Bruneau, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », pp. 221-222.
[2] Ibid.
[3] Bovary 73, roman-photo paru dans le magazine Nous Deux, supplément du n°1340, 1973. Texte disponible en ligne, sur le site du Centre Flaubert de l’Université de Rouen. Toutes les images sont issues de cette reproduction en ligne. Malheureusement, nous n’avons pas réussi à nous procurer un exemplaire papier de ce supplément.
[4] Voir l’ouvrage de Sylvette Giet, Nous Deux 1947-1997 : apprendre la langue du cœur, Leuven / Paris, Peeters / Vrin, 1997.
[5] Jan Baetens, Pour le roman-photo, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2010, p. 38.